"La tourneuse de pages" a le mérite de m’avoir fait passer d’un avis très négatif à un autre plus positif. En effet, j’ai d’abord cru à un film pompeux, lent, lourd de dramaturgie, avec des comédiens évoluant avec un bâton coincé dans le derche sans qu’ils aient véritablement la possibilité (ou le droit) de sourire. Le mauvais sentiment commence très tôt, dès le générique de début. Pourquoi ? Ce n’est pas parce qu’on nous montre par petites séquences tour à tour un boucher s’affairer et une jeune fille s’exercer sur un piano, non. C’est le fait que le morceau de piano que nous entendons ne soit pas synchronisé avec ce que joue l’enfant. Etonnant de la part d’un cinéaste qui a baigné depuis toujours dans la musique !... Heureusement, ce défaut ne dure que le temps du générique. Pas parce que la musique disparait. Au contraire, elle devient à la fois le support et l'élément principal d’une intrigue qui laisse entrevoir la dégringolade et/ou la reconstruction psychologique(s) d’une jeune fille qui a vu son rêve s’écrouler, le quel tourne à une énorme et douloureuse désillusion illustrée par une claquante fermeture d’un piano duquel sortaient des notes qu’elle ne voulait alors plus entendre. Un état d’esprit que l’on peut comprendre, tant la déception devait être grande…. Ce n’est pas tout à fait cette orientation qu’a choisi le cinéaste. Au prix d’une ellipse nous faisant retrouver comme par le plus grand des hasards une bonne dizaine d’années plus tard cette jeune artiste déchue, Denis Dercourt (scénariste et réalisateur) ne révèle rien sur la suite des événements. Ainsi, grâce à une mise en images quelque peu contemplative, il laisse le spectateur suivre l’évolution des personnages dans une ambiance anxiogène, limite étouffante. Cette ambiance est servie par des visages fermés, les comportements un tantinet cérémonieux des personnages souvent droits comme des "i", un rythme lent plus aussi dérangeant qu’au début, et un éclairage on ne peut plus réaliste car jamais surfait. A croire que le cinéaste s’est passé des services des éclairagistes tant la lumière parait naturelle. Mais le plus remarquable est qu’il réussit à faire basculer doucement son film du mélodrame vers une sorte de thriller. Où veut en venir cette Mélanie ? Vient-elle chercher un moyen de se remettre au piano ? Vient-elle seulement chercher des réponses quant à ce qu’elle considère comme la raison de son échec ? Ou est-il possible qu’elle vienne chercher vengeance ? Suspense ! Eh bien oui, il s’instaure une espèce de suspense, mais un suspense qui met mal à l’aise, car il est mis en place par des silences intenses, des phrases percutantes à double sens et qui sont perçues alors par le spectateur comme de dangereuses menaces, ou des situations inquiétantes voire dérangeantes
(scène de la piscine avec le Tristan)
. Et c’est là que le jeu de Déborah François est intéressant : elle ne laisse rien paraître, elle inspire une véritable fascination à travers son regard d’une rare intensité et son côté mystérieux. Le spectateur a du mal à voir où elle veut en venir, car les pistes sont démultipliées. Une belle manière d’accrocher le spectateur jusqu’à l’épilogue. Car tout peut arriver ! Mon dieu ! Se pourrait-il qu’elle puisse passer à l’acte ? Se pourrait-il qu’elle tienne pour seule et unique responsable cette pianiste en quête de reconnaissance ? Alors que la vraie raison de son échec repose sur le manque de concentration de la jeune artiste, le fait qu’elle soit incapable de vivre la musique qu’elle interprète, et de ce fait sur le manque d’imperméabilité de sa bulle !!! Le fait est que oui, les pistes se multiplient au point que le spectateur devient immanquablement un peu paranoïaque sur les bords, au point d’occulter presque la curieuse relation fusionnelle qui s’installe entre les deux femmes. La fascination que dégage Mélanie n’opère pas qu’auprès du spectateur : elle touche de plein fouet Ariane ! Je parlais de Déborah François pour la qualité de son jeu, mais on peut en dire autant de Catherine Frot dans la peau de cette pianiste à l’aube du crépuscule de sa carrière, interprétant à merveille le trac viscéral qui lui noue le corps
et les tourments d'un amour naissant mais néanmoins interdit
. Dans tous les cas, impossible de voir la chute de son histoire. Mais une question me taraude : la haute société est-elle vraiment aussi coincée, aussi froide et désincarnée, encombrée de bonnes manières ? Quoiqu’il en soit, "La tourneuse de pages" vaut le coup d’œil pour la qualité de la mise en scène, le jeu des deux actrices principales et son intrigue suscitant un certain effarement menée avec beaucoup de maestria par Denis Dercourt, un jeune réalisateur qu’il va falloir suivre avec beaucoup d’intérêt.