C’est la première fois que je m’excuse presque de rédiger un petit commentaire à propos d’un film. Tout simplement parce que j’estime qu’émettre un avis quelconque sur "Nuit noire, 17 octobre1961" s’avère dangereux. Je ne dois pas être le seul à penser ça, étant donné que peu de personnes a osé rédiger quelques lignes. Et pour cause, tout dépend du point de vue duquel on regarde ce film, de quel côté de la barrière on se trouve. En effet, si on prend parti pour un côté plutôt que l’autre, ça pourrait engendrer des remous. Il y a de quoi. D’accord on peut exprimer sa prise de position et assumer par une argumentation solide. Au moins c’est courageux. Mais ne peut-on tout simplement pas considérer ce qui est relaté ici d’un point de vue humain ?
Car ce film est une œuvre qui de toute façon ne laisse pas indifférent. Si vous lisez ces lignes, certains d’entre vous, les puristes, sursauteront au fait que je puisse qualifier ce long métrage de film. D’une certaine façon, ils auraient raison puisque Alain Tasma, avec le concours de la production de la chaîne cryptée Canal+, a réalisé ce film pour la télévision. Eh oui, ce qui était au départ un téléfilm a d’abord été diffusé sur le petit écran le 7 juin 2005. Enrichi à Biarritz du Grand Prix du scénario au Festival International des Programmes Audiovisuels (FIPA, devenu en 2019 le FIPADOC désormais entièrement dédié aux documentaires), ce téléfilm devint film le 19 octobre de la même année par une exploitation en salles. Ce n’est pas la première fois que ça arrive, que ce soit en France ou à l’étranger, l’exemple le plus connu étant "Duel" de Steven Spielberg, après l’avoir toutefois rallongé.
Dans tous les cas, cette œuvre a connu un sort mérité, se penchant sur un événement resté tu et banni de l’Histoire de France durant une bonne vingtaine d’années. Et pour être tu, nul doute que bon nombre de documents, articles de presse, vidéos et bien d’autres choses encore ont dû être minutieusement cachés, voire détruits afin que la vérité de ce terrible événement ne soit jamais révélée. Difficile dans ce cas de se documenter, encore qu’on le sait, les langues finissent toujours par se délier avec le temps, libérant ainsi au passage divers documents jusque-là gardés comme des trésors inestimables, ne serait-ce que pour ne pas oublier. Armé de ses deux lieutenants Patrick Rotman et François-Oilivier Rousseau à la rédaction du scénario, Alain Tasma a réussi ce travail de fourmi qu’a dû être cette recherche d’informations. Un vrai travail de sape qui a donné ce film saisissant en bien des points.
Ainsi le (télé)spectateur a droit à différents portraits. Cela va des flics profondément racistes prêts à en découdre à la moindre occasion (Philippe Bas dans la peau de Delmas et Jean-Michel Fête dans celle de Bertaut sont si excellents qu’ils font froid dans le dos), dans certains cas manifestant leur adrénaline pleine d’espérance et de jouissance attendue par le battement régulier et inlassable de leur matraque dans leurs mains, et cela va jusqu’aux personnes indifférentes à ce qu’il se passe, ou tout du moins qui ne veulent pas savoir (Sabine, jouée par Clotilde Coureau), en passant par des cadres du FLN honteusement restés à l'abri. La liste n’aurait pas été complète s’il n’y avait pas la présence de personnes comme ces simples émigrés qui cherchent à survivre tant bien que mal, dans des appartements insalubres et alimentant parfois malgré eux les actions d’une organisation terroriste ; ou comme ces policiers qui n’approuvent pas les exactions commises par leurs collègues (Serge Rabioukine en brigadier Tiercé en est un parfait exemple), muselés par les difficultés hiérarchiques et par la pression de ceux se sont laissés aveugler par la haine devant lesquels il vaut mieux faire profil bas au vu du rapport de force inégal, cette haine résultant d’un profond racisme, lui-même résultant des événements passés et présents. En effet, comment ne pas voir rouge quand on voit certains de ses collègues en uniforme se faire continuellement prendre pour cibles, ces mêmes collègues qui n’avaient jamais rien demandé à personne si ce n’est le fait de vouloir porter cet uniforme ? Des cibles faciles, aisément repérables, dont l’uniforme est hissé au rang de symbole étatique pour être visé afin de réclamer et obtenir une Algérie libre ainsi que le respect des compatriotes arrivés en France. D’un côté on a une volonté farouche, certes violente, d’obtenir le droit de vivre libre et dignement, de l’autre on méprise ceux qui ont poussés les français hors de l’Algérie en les cantonnant dans des bidonvilles (eh oui, on a mis tous les algériens dans le même bateau, même ceux qui n’étaient pas foncièrement nationalistes).
Bien que la liste des personnages que je viens de dresser reste non exhaustive, évidemment que nous pouvons être tentés de prendre parti d’un côté ou de l’autre ! Mais le bon sens nous fait comprendre aussi que, d’une certaine façon, les deux camps ont raison, ou tout du moins qu'ils peuvent penser qu'ils ont raison, et ce en leur âme et conscience. La raison étant diamétralement opposée avec en prime tout ce qui a créé la haine, ça ne pouvait qu’aller au clash, il faut se rendre à l'évidence.
Alain Tasma s’est bien gardé de prendre position, bien qu’on puisse avoir l’impression qu’il a montré davantage un point de vue donné depuis le côté algérien ou sympathisants. Toutefois je le soupçonne presque d’avoir dédouané le Préfet Maurice Papon des ordres qu’il a pu donner, puisqu’on le voit recevoir des informations quelque peu mensongères. Cela ne m’empêche pas de penser que Tasma s’est contenté de suivre simplement chaque personnage, sans intervention aucune pour ne pas interférer dans les actions des uns et des autres, et sans faire appel outrageusement appel à la musique Cyril Moin, quoique toujours bien utilisée. Ni en utilisant un quelconque effet de style, si ce n’est le recours à une vraie-fausse image d’archive pour démontrer l’omerta née instantanément de cette terrible nuit (la vidéo considérée comme non diffusable). Ainsi on assiste à ce qu’on appelait des ratonnades, aux diverses intimidations, à la haine chez les uns (très explicite par les comportements, les regards et le vocabulaire), la peur chez Martin le jeune flic démissionnaire (très bonne prestation de Jean-Michel Portal poussé dans la haine suite au meurtre pur et simple d’un de ses collègues) ou chez les personnes voulant porter plainte, et même la détresse sans oublier l’incompréhension des badauds devant tant de violence, en l’occurrence gratuite lors de cette fameuse nuit noire du 17 octobre 1961.
La reconstitution de l’époque est très convaincante, principalement par les véhicules utilisés, qu’ils soient bus, « paniers à salade » ou autres.
Quoiqu’il en soit, force est de reconnaître que ça n’a pas beaucoup changé. On l’a vu récemment avec les gilets jaunes : le droit de manifester, de s’exprimer est difficile à faire respecter au sein de cette prétendue démocratie (bon j'accorde le fait qu'il y en a, pour ne pas les nommer, qui se sont mêlés à la fête pour que ça dégénère). L’époque est certes différente. Les moyens de répression sont également différents. Mais le résultat est le même (ou presque) pour que l’Etat impose sa loi, sa vision des choses et ses décisions (là je fais allusion à la réforme des retraites). N’est-ce pas plus ou moins ça une dictature ? Au fond, entre démocratie et dictature : il n’y a guère que les première et dernière lettres qui ne changent pas ; par contre, tout ce qui est au milieu, donc le contenu…
Quoiqu’il en soit, rarement un film français m’a fait réagir de la sorte. C’est dérangeant, violent, choquant. Il montre tout ce dont l’être humain est capable, jusque dans le pire. On constate avec effroi que le pire prédateur de l’homme… est l’homme. Par les actions de certains qui se croyaient intouchables grâce à leur uniforme ou parce qu’ils agissaient dans l’ombre, on se demande comment on est parvenu à faire de la France le pays des droits de l’homme. On se rend compte combien c’est ridicule de donner des leçons d’humanité envers les uns et les autres partout dans le monde quand on voit ce genre d’affaire. Et puis devant cette haine bien présente, on se demande comment le FLN a pu envoyer tant d’innocents vers un massacre pourtant prévisible après avoir minutieusement manipulé leur opinion.
Tel est mon point de vue mené depuis ma vision humaine. Et je me rends compte à quel point j’ai été beaucoup plus long que je ne le voulais au départ, m’étant laissé emporter par mes différentes réflexions. On pourrait encore beaucoup en dire, ce film pouvant donner lieu à un immense débat. Je suis presque tenté de demander pourquoi faire ? Soyons réalistes, les leçons tirées sont rarement appliquées.