Après le succès des 39 Marches, Alfred Hitchcock réalise son œuvre la plus noire de toute sa période anglaise, une libre adaptation du roman L’Agent secret de Joseph Conrad scénarisée par son épouse, ainsi que par son acolyte habituel, Charles Bennett.
Mené à un rythme oppressant et laissant derrière lui le ton léger de ses précédentes réalisations, Hitchcock réalise ainsi une œuvre d’une noirceur absolue, en maitrisant le suspense sur fond d’attentat à la bombe dans la capitale anglaise. Au cœur de ce thème sombre, un propriétaire de cinéma s’embarque dans un projet terroriste, discrètement surveillé par Scotland Yard. Mais à mesure que l’étau policier se referme sur lui, l’homme fait le choix tragique d’entrainer sa famille dans sa chute, dont le dénouement est le plus marquant de la filmographie du cinéaste.
A la tête de la distribution, le trio formé par le propriétaire du cinéma, sa jeune épouse et le détective manque cruellement de nuance et de profondeur. Le couple n’est absolument pas crédible, à tel point qu’on pourrait interpréter leur relation comme celle d’un père et de sa fille. Les acteurs sont loin d’être convaincants : Sylvia Sydney est trop ingénue et John Loder n’a aucun charisme, à tel point que même Hitchcock regretta ce choix, au détriment de sa première idée d’offrir le rôle à Robert Donat, que l’on a pu voir dans Les 39 Marches l’année précédente mais qui n’était pas disponible.
Néanmoins, Hitchcock fait preuve d’un grand talent de mise à scène à travers plusieurs plans et séquences judicieusement montés. On pense notamment aux hallucinations de la jeune épouse qui croit apercevoir son frère dans la rue, mais surtout à la scène la plus emblématique du film. En jouant sur le cadrage, le réalisateur parvient à instaurer une réelle tension dramatique, et même à faire naître l’ambiguïté sur la nature de la mort : meurtre ou suicide ? Le scénario est bien travaillé dans l’ensemble, et le dénouement, bien qu’il soit tragique, ne manque pas de réflexion.
Lorsque le film est sorti dans les salles, son échec a été cuisant en raison de cette issue macabre, et Hitchcock en fut bien conscient. Bafouant toute moralité, il est compréhensible que ce choix scénaristique lui ait été reproché. Et malgré la mort du propriétaire de cinéma et du fabricant de la bombe, ce semblant de justice ne permet pas de relever la barre : le public est définitivement perdu à sa cause.
En dépit de la transparence des principaux acteurs et d’une scène à la moralité contestable, l’échec de Sabotage n’a finalement pas une grande conséquence sur la carrière d’Hitchcock. En effet, l’actrice Sylvia Sydney est connue pour être celle qui a favorisé le départ du cinéaste pour les Etats-Unis, subjuguée par son travail final. Ce dernier, profitant d’un suspens bien mené et d’une maitrise du montage, présente néanmoins un certain intérêt et mérite d’être visionné.