Le film commence par une prière en arabe. Dans un hôtel, quatre hommes font leurs derniers préparatifs : vérifier le matériel, se raser le corps, dissimuler un couteau dans le pantalon. A l’aéroport de Newark, l’équipage embarque, les hôtesses parlent de leurs gosses, le copilote inspecte l’appareil depuis le sol, dans la cabine le pilote suit la check-list. Les passagers du vol 93 pour Los Angeles attendent en salle d’embarquement, bavardent, passent des coups de téléphone.
Au centre du contrôle aérien, le nouveau boss se fait présenter cette journée apparemment assez facile : beau temps sur tout le pays, décollage d’Air Force One vers 8 h 30, des manœuvres aéronavales au large des côtes.
Comme dans tout film catastrophe, on assiste à ces moments qui précèdent le déclenchement de la crise. Mais la comparaison s’arrête là : contrairement aux standards hollywoodien du genre, on ne nous présente pas tel ou tel personnage stéréotypé : le fourbe dont l’appât du gain va provoquer la catastrophe, le patron un peu faible qui va se sacrifier pour se faire pardonner sa couardise, celui qui n’aurait pas dû être là…
Non, là, ni héros ni antihéros. On ne sait rien de qui sont ces passagers, ces pilotes, ces contrôleurs aériens, et même ces pirates de l’air. On se contente de les voir agir en temps réel, avec une caméra portée et des mouvements rendus encore plus saccadés par l’exiguïté des lieux : carlingue, cockpit, salle de contrôle. Une journaliste américaine a dit : «Vol 93 est un grand film, et j’en ai détesté chaque minute». Paul Greengrass a dû prendre cette critique comme un compliment, car les choix qu’il a faits pour son film tendent à susciter chez le spectateur cette perception à la limite de l’insoutenable. Aucun patriotisme exacerbé, aucun manichéisme comme dans «Flight 93», le téléfilm de Peter Markle ; la seule description du comportement des hommes face à une situation qui les dépasse, y compris ceux qui l’ont créée. Et c’est justement cette continuité temporelle, cette proximité de la caméra qui captent l’intensité des émotions des personnages, qui renvoient à celles des spectateurs, présentes et passées.
Chacun de nous se souvient de là où il était le 11 septembre, comment il a appris la nouvelle, de sa sidération devant ces images surréelles ; cette même sidération que l’on retrouve chez ces contrôleurs qui découvrent sur CNN où a fini l’avion qu’ils avaient perdu. Paul Greengrass nous montre crûment la peur qui tenaille les protagonistes, militants d’Al-Qaeda et passagers ; la barbarie de l’égorgement d’un passager et des deux pilotes lors de la prise de contrôle de l’avion nous est montrée en quelques soubresauts de steadycam, comme plus tard la violence de l’assaut des passagers contre les deux terroristes qui tentent de contrôler l’habitacle. Et quand ils s’apprêtent à prendre d’assaut le poste de pilotage, leur «Notre Père» fait écho aux prières des deux survivants du commando de l’autre côté de la paroi.
Le film permet aussi de se rendre compte de l’impréparation des Etats-Unis face à une attaque d’une aussi incroyable audace : les contrôleurs civils et militaires sont obligés d’allumer la télévision pour comprendre ce qui se passe, seuls quatre chasseurs sont disponibles sur zone, dont deux ne sont pas armés, et personne n’arrive à obtenir l’ordre de tirer à vue. Et le spectateur doit alors se souvenir de la séquence de «Farenheit 9.11» de Michael Moore, montrée elle aussi en temps réel, où le président Bush émerveillé devant la maîtresse d’une école de Floride qui raconte une histoire à ses élèves, reste sans réaction quand on lui annonce la nouvelle.
On peut se lasser du procéder qui consiste à se servir d’une caméra aussi parkinsonienne (même un enfant de dix ans avec sa caméra DV réussirait à avoir un cadre plus stable…) ; on peut trouver que la musique en rajoute inutilement dans la tension dramatique ; on peut enfin s’interroger sur l’utilité d’un tel film, quelques semaines avant la sortie du «World Trade Center» d’Oliver Stone, surtout à un moment où au Liban et en Irak l’administration Bush nous montre comment elle utilise le 11 septembre pour justifier l’injustifiable. Mais on ne peut que reconnaître l’honnêteté de la démarche du réalisateur et la force diabolique de ce thriller entre documentaire et fiction.
http://www.critiquesclunysiennes.com/