Avec Charlie Chaplin, Buster Keaton incarne le pinacle du cinéma comique et burlesque, et atteint le sommet de son art dans son chef d’œuvre de 1926 : « Le Mécano de la Général ».
Soucieux de placer son intrigue narrative dans un cadre historique spécifique, comme il l’a fait avec Les Trois Âges (1923) et Ma Vache à moi (1925), le génie « pince-sans-rire » du burlesque choisit cette fois la Guerre de Sécession américaine et en adapte l’un des faits réels.
En effet, l’histoire du Mécano de la Général s’inspire inspirée d'une opération militaire, le « raid d’Andrews », qui a eu lieu pendant la guerre de Sécession, le 12 avril 1862, et au cours de laquelle une locomotive a été détournée par des volontaires de l’Armée de l’Union pour perturber la voie de chemin de fer reliant la ville d'Atlanta à la ville de Chattanooga. Elle a pris le nom de James J. Andrews, un agent de renseignement qui commanda le raid. Poursuivis par d'autres trains, les membres de l'opération furent finalement capturés. Considérés comme des espions, certains d'entre eux (dont leur chef) furent exécutés, un épilogue qui n’apparait toutefois pas dans le film, certainement pour garder l’atmosphère comique voulue par Keaton. Plusieurs des participants de l’opération furent les premiers à recevoir la Medal of Honor.
Pour les besoins du film, Buster Keaton essaya de se procurer la vraie « General » qui était encore en service, mais la Western and Atlantic Railroad, la compagnie ferroviaire qui la détenait, refusa. Une autre locomotive du même modèle a donc été utilisée. A ce sujet, précisons d’ailleurs que la scène où celle-ci chute du pont pour s’écraser dans la rivière est la plus onéreuse de l’histoire du cinéma muet. Une preuve, s’il en fallait encore une, de l’effort investi par Buster Keaton pour la production de ce long-métrage.
Cette implication s’exprime également par une maitrise étonnante du montage et une inventivité comique qui surprend le spectateur à chaque tentative. En maniant le gag avec une haute précision, sans doute acquise grâce à son expérience dans l’art du spectacle, « l’homme qui ne riait jamais » n’hésite pas à détourner des objets quotidiens de leur usage habituel pour établir un comique de situation perfectionné, en témoigne la légendaire scène du canon. Enfin, son ingéniosité s’incarne aussi dans les surprises qu’il réserve au spectateur, en ouvrant une fenêtre sur un fil narratif que l’on ne voyait pas venir, en amenant son personnage dans une situation inattendue et souvent salvatrice.
Le personnage de Johnnie Gray présente plusieurs similitudes avec une autre figure burlesque bien connue : Charlot. Par ses mimiques, ses gestes et sa maladresse, difficile de ne pas voir le reflet de ce jumeau qui a finit par le pousser dans l’ombre au fil des années. Une injustice qu’il faut d’ailleurs régler car ce tendre malchanceux suscite une empathie certaine, et on finit par s’attacher assez vite à son sort.
Il faut dire que sa promise, Annabelle Lee, lui en fait voir de toutes les couleurs, volontairement ou non. A la fois patriote et fière, cette jeune américaine aisée n’hésite toutefois pas à mettre les mains dans le charbon pour soutenir son partenaire après la bravoure dont il a fait preuve pour la secourir. Dans ce rôle féminin, Marion Mack, dont la carrière a été brutalement stoppée à l’avènement du parlant, s’implique pleinement dans son personnage et participe sans broncher à tous les gags imposés par Buster Keaton, dont la violence est parfois exagérée, caractéristique majeure du slapstick et du comique burlesque américain. Et bien qu’elle se retrouve malgré elle emportée dans cette aventure périlleuse, on ne peut s’empêcher de s’amuser en la voyant se démener avec les astuces hasardeuses de son vaillant compagnon.
Fidèle à un rythme bien mené, Buster Keaton livre ainsi la vision d’une nouvelle forme d’héroïsme, loin de celle des guerriers en sueur et aux mains tâchées de sang. Ici, le pauvre mécanicien fait preuve d’une bravoure sans faille alors qu’il se retrouve dans une situation qui lui est imposée, et se découvre des qualités que personne n’avait soupçonnées.
La mécanique keatonienne est en marche, et bien que le film ait été un échec à sa sortie, Le Mécano de la Général est aujourd’hui considéré comme un chef d’œuvre du septième art, et à juste titre. Premier film retenu pour constituer le fonds du National Film Registry, en 1989, il est également introduit à la 27ème place des meilleurs films américains de tous les temps selon l’American Film Institute, une gloire tardive mais méritée pour un film injustement négligé.