Quatrième film de Billy Wilder, " Assurance sur la mort " est son premier chef-d’œuvre. Il marque ainsi une date importante dans la carrière du cinéaste, mais également dans l’histoire du septième art, par son appartenance au film noir, dont la naissance peut être actée trois ans plus tôt, avec Le faucon maltais, de John Huston. Bien qu’encore balbutiant, le genre n’a pas bataillé à s’affirmer et cet opus appartient aux grands classiques du genre. On en retrouve, portées à un grand degré de perfection, toutes les caractéristiques thématiques, narratives et stylistiques.
Bien que relativement banale (une machination pour toucher le pactole de l’assurance), la trame s’affranchit profondément des sentiers battus pour mettre en scène des personnages banals (elle mal mariée, lui sympathique coursier d’assurance batifoleur) tentés par le crime, attendant chacun dans leur coin le bon moment pour passer à l’action. Et si Phyllis est l’archétype de la femme fatale sans cœur et manipulatrice qui "allume" Neff (Wilder instaure une très forte tension sexuelle entre ses deux personnages) pour mieux le duper, on apprend que bien que conscient du danger encouru, il ne fait rien pour y résister, sautant même sur une occasion à laquelle il aspirait depuis longtemps. Ceci atténue grandement l’impression de misogynie que pourrait laisser le film et participe de sa grande noirceur. C’est que le Mal n’est pas le fait de criminels installés mais d’Américains moyens qui ne se satisfont pas de leur condition, s’ennuient et ourdissent des plans machiavéliques pour épicer un terne quotidien (le syndrome Thérèse Raquin, en quelque sorte). Ils vivent dans d’agréables lieux, où jouent des enfants. Ils sont comme vous et moi (ou presque). Cette banalité du Mal possède une grande force, encore accentuée par la manière dont le cinéaste, grâce à une auto qui ne démarre pas ou l’arrivée d’un intrus qui menace de tout faire capoter, place son spectateur dans une position d’empathie avec ses criminels (probablement l’une des correspondances les plus évidentes avec Hitchcock, lui aussi friand de ce type de manipulations). Quant à l’enquêteur, on a un assureur en guise de détective privé.
Magnifiquement interprété par Edward G. Robinson, il est le supérieur de Neff, et probablement son meilleur ami. Seul personnage totalement sain du trio, vif, intelligent, intègre, Keyes s’emploie à débusquer les fraudes. Mû par son amitié pour Neff, il cherche sans succès à le faire progresser, tant sur le plan personnel (critiquant ses conquêtes féminines) que professionnel (proposant une promotion qu’il refuse). Or, outre l’appât du gain et de la luxure, on peut voir dans le basculement de Neff un désir de se mesurer à cet ami meilleur que lui en tout, dans l’espoir de le doubler. D’où la très forte charge émotionnelle de la fin du film, placée sous le sceau de l’amitié masculine plus forte que l’amour, mais également marquée par l’amertume de la trahison.
Faiblesse et bassesse de l’humanité, que la brillance et l’humour des dialogues est bien en peine d’atténuer. Noirceur et émotion accentuées par le mode de narration adopté, qui veut que ce soit le double meurtrier lui-même qui se confesse à son ami (procédé encore approfondi dans Boulevard du crépuscule, qui présente de nombreuses similarités avec celui-ci, et dans lequel c’est d’outre-tombe que le récit est conduit). Enfin, la mise en scène, jouant admirablement du clair-obscur et des décors, les dissonances de la bande-son, l’atmosphère viciée, les costumes et perruques (soulignant l’artificialité, la légère vulgarité de ces êtres faibles et vils), tout participe de cette ambiance infiniment troublée, fondamentalement cauchemardesque, où, sous les apparences de la civilisation, le mal tapi surgit et frappe à l’aveugle. Parfaite métaphore, par un homme que le nazisme a obligé à se réfugier en Amérique, du chaos vécu par une Europe alors en proie aux pires des maux. Et vrai chef-d’œuvre.