La distinction entre fond et forme est souvent faite en art pour travailler séparément sur l'esthétique et la technique de l'image. Cependant, les deux sont profondément liés : la forme prend racine dans le fond, mais pourtant c'est elle qui façonne et affine le propos. The Thing de John Carpenter est certainement un des exemples les plus prégnants de cette symbiose. En effet, John Carpenter met à contribution tous les dispositifs cinématographiques pour instaurer une paranoïa grandissante, à l’exception peut-être de la photographie, qui est surtout là pour donner beaucoup de cachet à l'ensemble grâce à de sublimes lens flare et un joli jeu de couleur avec le bleu et le rouge. Mais le reste s'inscrit bel et bien dans la construction d'une ambiance pesante. Par exemple, le film travaille beaucoup la question du son en ménageant des moments de silence et en utilisant souvent des bruitages aux sonorités "organiques". Chaque apparition de la chose est donc tout aussi marquante au niveau sonore qu'au niveau visuel, surtout lorsqu'elle pousse ce cri absolument inhumain... Par ailleurs, la bande-son d'Ennio Morricone est extraordinaire. Elle s'inspire des compositions antérieures de Carpenter et pose des notes lourdes, qui martèlent l'esprit du spectateur. En ce qui concerne la mise en scène, deux choses sont particulièrement frappantes. La première concerne l'ouverture. Cette scène est plutôt mystérieuse, et l'effet vient en grande partie du dressage du chien. L'animal a un comportement très légèrement différent de la normale, il a une manière très particulière de regarder ce qui l'entoure, qui nous fait comprendre que quelque chose cloche. Cela peut paraître anecdotique, mais cela montre bien le soin que le réalisateur a apporté à son œuvre. Le second élément frappant concerne la manière de filmer les étroits couloirs de la base. La caméra effectue régulièrement des travellings avant, en suivant ou non un personnage. Traduisent-ils la peur dans laquelle s'enfoncent les scientifiques, ou bien est-ce, comme il est fortement suggéré, la vue subjective de quelqu'un, ou de quelque chose ? De tout ceci découle une sensation de malaise viscérale qui se maintient tout le long du film. Le réalisateur ne se prive pas pour créer des moments d'ambiguïtés, comme ces questions qui n'ont pour réponse qu'un fondu au noir. Le spectateur ne peut accorder sa confiance à personne, même pas au personnage principal dont les actions ne sont parfois pas montrées. Néanmoins, une empathie se met en place grâce aux réactions tout à fait logiques de chaque protagoniste. Il est alors plus aisé de partager leurs peurs, ce qui est la grande force du long-métrage. Il condense plusieurs peurs primales, telles que la peur de l'inconnu, la peur d'être traqué, la peur de l'enfermement, etc. ce qui permet au spectateur de projeter à l'écran ses propres angoisses et donc de se faire peur lui-même. En outre, l'alien désacralise le corps humain, son intégrité est mise à mal par des déformations et des hybridations aberrantes qui font froid dans le dos. Je n'ai pas peur de le dire : The Thing est la chose la plus immonde du cinéma, et elle est bien aidée par des animatroniques impeccables. Mais si elles font encore leur petit effet de nos jours, c'est aussi dû à la manière de les montrer. Bien qu'elles soient filmées frontalement, l'obscurité (ou le hors-champ) masque toujours une partie de la bête, nous empêchant de lui attribuer un aspect défini, ce qui prolonge le cauchemar et renvoie à l'idée de symbiose évoquée plus haut. En outre, chaque apparition est un événement extrêmement dramatique pour les personnages, et remises dans le contexte du film, avec la tension qui l'accompagne, il est impossible de les trouver un tant soit peu ridicules. Rétrospectivement, la scène d'ouverture déstabilisante et la visite de la base norvégienne sont un magnifique prélude à toute l'horreur qui suivra. John Carpenter mène le jeu d'une main de maître et utilise son œuvre pour confronter le spectateur à ses propres peurs. Je terminerai en disant qu'il n'est pas vraiment nécessaire de tergiverser sur la qualité de The Thing : quand on ressort de la salle de cinéma les jambes flageolantes, c'est qu'on vient de vivre une des plus grandes expériences du septième art, point.