Western au casting cinq étoiles, un projet cinématographique aussi ambitieux ne pouvait être porté à l’écran que par l’un des réalisateurs les plus incontournables du genre : John Ford.
En 1939, après le succès de La Chevauchée fantastique, Ford s’associe au producteur Merian C. Cooper (producteur du légendaire film King Kong de 1933) pour fonder une société de production indépendante : Argosy Corporation, renommée « Argosy Pictures » en 1946. Un an plus tard, Les Hommes de la mer est la première production des deux nouveaux associés, mais la réception de ce long-métrage est un échec. La Seconde Guerre mondiale éclate et le studio est mis en sommeil jusqu’en 1946. Argosy Pictures signe alors un contrat de distribution avec la RKO, et en 1947, Dieu est mort est le deuxième long-métrage du studio et le premier à concrétiser ce partenariat. Mais cette nouvelle production est encore un échec, et la RKO commence à se désengager progressivement d’Argosy Pictures et de John Ford, ce qui n’empêche pas le cinéaste à se lancer dans son troisième projet au sein de son studio : Le Massacre de Fort Apache.
Inaugurant son célèbre Cycle de la cavalerie, une trilogie consacrée à la cavalerie américaine et également composée de La Charge héroïque (1949) et Rio Grande (1950), John Ford s’accompagne d’un nouveau scénariste, Frank S. Nugent, qui remplace Dudley Nichols, qui a collaboré avec le réalisateur dans quelques-uns de ses plus grands succès depuis 1930 (La Chevauchée fantastique notamment). La cause de cette séparation est à rechercher dans l’échec du deuxième long-métrage d’Argosy Pictures, Dieu est mort, qui a contribué à aggraver les pertes financières du studio. Quoiqu’il en soit, ce remplacement est une date charnière dans la filmographie de Ford, car il modifie certains aspects dans ses nouvelles réalisations et sa manière de développer ses personnages. Bertrand Tavernier dénoncera d’ailleurs plus tard « l’influence pernicieuse » de Dudley Nichols sur John Ford.
Nécessitant un gros travail de préparation et tourné entre juin et octobre 1947, ce long-métrage incontournable du genre western se dote d’un budget conséquent pour l’époque, avec un montant astronomique de 2,5 millions de dollars. Le Massacre de Fort Apache adapte ainsi le roman Massacre, de James Warner Bellah, dont les écrits sur les Indiens et la cavalerie ont influencé de nombreuses œuvres cinématographiques, comme L’homme qui tua Liberty Valance (1962), toujours de John Ford. Ce dernier y raconte indirectement l’histoire de la célèbre bataille de Little Big Horn, déjà adaptée au cinéma par Raoul Walsh en 1941 dans La Charge fantastique, mais en modifiant les identités des personnages, le général Custer étant ainsi remplacé par le lieutenant-colonel Thursday (Henry Fonda).
La politique, habituellement absente du western, est ici très présente, jusqu’à devenir un motif supplémentaire dans la discorde qui déchire Thursday et son subordonné, le capitaine Kirby (John Wayne). On y découvre ainsi le rôle insidieux d’un gouvernement américain qui cherche à pervertir l’esprit indien en installant dans leurs réserves des marchands d’armes trafiquées et d’alcools frelatés, et qui n’hésite pas non plus à trahir des promesses de paix malgré sa parole donnée.
S’il y a bien un aspect novateur qu’il faut garder du Massacre de Fort Apache, c’est sa représentation sobre, humaniste et empathique des Indiens. Ici, l’Indien n’est plus seulement l’ennemi sauvage, barbare et insensible à toute civilisation qui attaque la diligence de La Chevauchée fantastique, mais il est un être humain sensible et valeureux qui défend ses valeurs et son mode de vie. John Ford l’a déclaré lui-même, à propos de ce film : « Les Indiens sont des héros présentés avec sympathie ». Cette citation permet à elle-seule de contredire l’idée fortement ancrée dans l’imaginaire collectif selon laquelle Ford était un cinéaste raciste et réactionnaire. Non, bien au contraire, le réalisateur a même été l’un des premiers à adopter une démarche anti-raciste, faisant même du Massacre de Fort Apache l’un des premiers westerns pro-Indiens.
Dans l’un de ses plus grands rôles, celui du chef Cochise, Miguel Inclan nous montre un visage d’une honnêteté intacte, et y est certainement pour beaucoup dans la sympathie que ressentent alors les spectateurs de cette époque pour une nation jusque-là injustement méprisée.
La voie du western pro-Indiens est ainsi désormais ouverte, voie dans laquelle s’engouffrent Delmer Daves et Anthony Mann en réalisant simultanément La Flèche brisée et La Porte du diable, deux célèbres westerns réalisés l’année suivante et dont le sujet principal est la nation indienne.
Ce western humaniste propose aussi une profonde description de l’univers de la cavalerie américaine, un récit presque documentaire dans lequel on découvre les valeurs, coutumes, rituels et fêtes, grâce à plusieurs séquences sur la vie sociale dans cette garnison isolée. Mais si Ford ne cache pas son admiration pour ces hommes, et aussi ces femmes, seuls et en première ligne dans le conflit, il ne fait pas non plus preuve de retenue à l’égard de la hiérarchie militaire, grâce à une dénonciation de l’incompétence et du racisme du plus haut gradé de la garnison. Les décisions contestables du lieutenant-colonel, son obstination dans sa vie privée et professionnelle, et son mépris envers le peuple indien alimentent toutes sortes de tensions qui se développent dans ce milieu confiné : sociales, hiérarchiques et militaires.
De plus, pour étayer la vision d’un cinéaste tolérant et humaniste, sa manière de mettre en avant les femmes de soldats démontre une certaine sensibilité et une considération exceptionnelle à cette époque. Elles représentent la douceur dans ce monde en guerre et John Ford en fait des modèles de vertu, de bonté et de courage alors qu’elles sont tous les jours confrontées à la mort. Que ce soit Mrs Collingwood, Mrs O’Rourke et même le personnage de Philadelphia, jouée par Shirley Temple, alors en fin de carrière, ces femmes sont toutes touchantes. Un petit bémol cependant à l’égard de la naïveté presque enfantine de la fille Thursday et de ses mimiques un peu exagérées.
Durant la première moitié du film, Ford prend ainsi son temps en peignant l’atmosphère de cette garnison, quitte à parfois être un peu trop long. Mais la dernière demi-heure est véritablement haletante, étant entièrement consacrée à la transposition de la bataille de Little Big Horn dans un rythme incroyable et une éternelle maîtrise de la mise en scène dynamique.
En témoigne l’anéantissement de Thursday et de ses hommes dans le défilé, où les cascades, les attaques et la poursuite sont une véritable leçon de cinéma pour le genre western.
Certains choix de mises en scène rappellent certaines scènes de précédents films du cinéaste, comme le travelling sur le désert traversé par les cavaliers qui vient se terminer sur les Indiens perchés au sommet des montagnes, faisant ainsi écho aux mêmes plans maîtrisés dans La Chevauchée fantastique.
La conclusion du Massacre de Fort Apache a pu faire l’objet de critiques, et cette controverse se comprend.
En effet, après la mort de Thursday et les vives tensions qui l’ont opposées à son supérieur (jusqu’à son limogeage sur le champ de bataille, rien que ça), le capitaine Kirby, qui a pris la relève, vante les actions de son prédécesseur et glorifie sa mémoire face à des journalistes. Ce revirement dans l’opinion forgée par Kirby à l’égard de l’incompétent et autoritaire Thursday est assez déroutant, bien qu’on puisse comprendre que l’institution militaire et la promotion de ses héros (parfois construits) aient fini par prendre le dessus. Il faut dire que la cavalerie est un organe militaire suffisamment solide pour pouvoir extirper de son sein la brebis galeuse sans que ses valeurs fondamentales soient détruites pour autant. Mais Kirby n’est pas dupe non plus, et sans doute n’est-ce-pas un hasard si le dernier plan du capitaine nous fait découvrir son regard porté sur les soldats sacrifiés, et non sur son défunt supérieur raté.
Face au critique Peter Bogdanovich, John Ford développe sa pensée sur cet épilogue controversé : « Je pense que c’est bon pour le pays. Nous avons beaucoup de personnes qui sont supposées avoir été des grands héros et nous savons sacrément bien qu’elles ne l’ont pas été. Mais c’est bon pour le pays d’avoir des héros à admirer. Prenons Custer, un grand héros. En réalité, il ne l’était pas. Ce n’était pas un homme stupide mais ce jour-là il s’est comporté stupidement. Ou Pat Garrett qui est un grand héros de l'Ouest. Il ne l'était pas non plus - il est censé avoir tué Billy the Kid, mais en réalité c'est un de ses hommes qui l'a fait. D'un autre côté, bien évidemment, les légendes ont toujours une base ». Ce travestissement de la réalité au profit d’une mémoire collective héroïque et fondatrice peut d’ailleurs être résumé par le célèbre adage, souligné par Bogdanovich lui-même au cours de l’entretien : « Lorsque les légendes deviennent la réalité, on imprime les légendes ». Jacques Lourcelles a lui aussi bien compris le message du réalisateur : « Ford prône la force d’exemple que recèlent les vertus du mythe sans rien cacher de l’aspect négatif de la réalité qui lui a donné naissance ».
Porté par un prestigieux casting, Le Massacre de Fort Apache peut s’appuyer sur les épaules de deux des plus grands acteurs de l’histoire du cinéma américain : Henry Fonda et John Wayne.
Le premier fait un pari osé, tout en tournant l’un de ses derniers films avec celui qui lui avait offert sa première nomination aux Oscars, avec Les Raisins de la Colère (1940). Après tant de rôles positifs, Fonda interprète Thursday, le premier personnage antipathique de sa carrière. Thursday est un colonel aigri, qui n’accepte pas la perte de son grade, un ambitieux avide de gloire, arrogant, n’écoutant aucun avis et les contrant même systématiquement, attaché à la séparation des classes sociales (il fait exprès de déformer les noms de ses inférieurs et refuse l’idylle de sa fille avec un jeune lieutenant). Il critique le relâchement vestimentaire, choisit ses stratégies sans prendre conseil et sans en informer personne. Il méprise les Indiens et ne possède aucune compassion pour ses hommes. Mais ce portrait en apparence entièrement négatif recèle néanmoins quelques lumières, comme dans l’admiration qu’il éprouve pour sa fille, dans l’amour qu’il lui porte et les gestes de tendresse qu’il lui prodigue.
Le second, pour sa huitième collaboration avec Ford, campe le capitaine Kirby, capitaine valeureux et humaniste du régiment. Quelle surprise, lorsqu’on connait le tempérament de l’acteur et sa gloire alors étincelante au moment du film, de le trouver en retrait face à Henry Fonda. Kirby est un officier droit, franc, intègre et honnête, qui prend la défense de la nation indienne face aux préjugés racistes de son supérieur hiérarchique. Une douce ironie offerte par ce film qui bat en brèche les clichés ayant stigmatisé le Duke dans une accusation de racisme. Encore un préjugé renvoyé au nez des ignorants et calomniateurs grâce au Massacre de Fort Apache.
Il a pu être écrit que Le Massacre de Fort Apache voit un passage de témoin entre Henry Fonda, acteur très célèbre mais vieillissant, et John Wayne, lancé depuis La Chevauchée fantastique sur la voie du succès. Mais cette analyse oublie les nombreux grands rôles joués par Fonda après cette collaboration entre les deux acteurs, témoignant du fait que sa carrière est encore loin d’être terminée à la fin des années 1940. Il suffit de penser à ses rôles inoubliables dans les productions tout aussi mémorables que sont Douze hommes en colère (1957), L’Homme aux colts d’or (1959), La Conquête de l’Ouest (1962), ou encore, Il était une fois dans l’Ouest (1968). Ainsi, bien que Wayne bénéficie d’un succès grandissant, Fonda est loin d’avoir raccroché.
A sa sortie, ce western a su conquérir les spectateurs en récoltant près du double de recettes (4,9 millions de dollars) lors de son exploitation en salles. De quoi initier la trilogie de Ford de la plus belle des manières, puisque La Charge héroïque (1949) et Rio Grande (1950) ne déméritent pas au succès du premier opus, sa suite se payant même le luxe de décrocher un Oscar.