Cela faisait plusieurs années qu'on m'avait prévenu (mon père, au premier chef), et non sans raison : oui, il y a avalanche de pathos, et ce, malgré les intentions du réalisateur, Isao Takahata, qui, m'a-t-on dit avant la projection, partait sur une approche brechtienne de distanciation spectateur-fiction.
C'est-à-dire que son idée était de faire exactement l'inverse de ce qu'aurait fait Victor Hugo : éloigner le spectateur de la fiction, l'"anesthésier" sur le plan émotionnel, pour le rendre plus apte à exercer sa réflexion, sans être influencé. Je me permets de le comparer à Hugo, parce que Takahata a fait des études de littérature française, et parce que j'ai cru retrouver l'ombre de la Thénardier derrière la tante de Seita et de Setsuko (dans les deux cas, on veut nous montrer ce que la misère peut révéler de plus noir chez l'être humain, sans manichéisme, sans jugement - l'absence de jugement est nette dans le Tombeau : au spectateur, le rôle du juge). On peut supposer que le choix de l'animation faisait partie du plan : rejeter le réalisme, mettre le réel à distance. Bref, l'intention brechtienne était noble.
De ce point de vue, Takahata s'est assez remarquablement planté : demandez, tout le monde vous dira qu'il a pleuré en regardant le Tombeau des Lucioles. Takahata est tombé, malgré lui, dans le "Hugo-effect" : gros plans sur l'enfance sacrifiée, sur les larmes, pauvre Seita, pauvre Gavroche (à ceci près que Seita est d'une droiture exemplaire, quand Gavroche était un filou en puissance, pour ne pas dire en acte) !
Or, j'ai voulu jouer le jeu de la distanciation souhaitée : je n'ai pas pleuré, je savais à quoi m'attendre, la structure du film de toute façon ne cache pas l'issue tragique ; alors j'ai prêté attention aux décors, aux couleurs (le rouge, le bleu/blanc), aux objets, à la thématique des fantômes. Et c'était très intéressant. Intéressant comme un documentaire à la fois historique, philosophique et artistique. Avec quelques échappées poétiques : l'analogie entre les bombes et les lucioles... Mais avec cette caractéristique propre au documentaire : à savoir qu'un documentaire n'est pas là pour raconter une histoire à suspense, à rebondissements (une histoire qui étonne). Or, je trouve qu'un excellent film, qu'un excellent livre, CD, etc, c'est avant tout une expérience qui produit de l'étonnement. C'est ce qu'on demande à une fiction, après tout : de nous surprendre.
Ce que je lui reproche, au fond, à Takahata, c'est d'avoir hésité. D'avoir hésité entre le pathétique 100% assumé, et l'intellectualisme brechtien, où l'on juge froidement depuis son fauteuil. Parce qu'en mélangeant les deux approches, il les a réciproquement atténuées : le rationnel trouve les gros plans sur les larmes de Setsuko interminables, l'émotif s'ennuie chez la tante, ou dans les scènes abstraites (la barre-fixe, la mer). Le film hésite, et le réalisateur lui-même manquait de confiance : en effet, au moment de la sortie en salles au Japon, un billet pour le Tombeau donnait le droit d'aller voir Mon voisin Totoro, sorti à la même époque.
Enfin, je suis dur, mais il faut aller le voir, hein ! Un Tombeau des Lucioles vaut bien dix filmographies de Tim Burton ! Takahata a hésité, mais il avait quelque chose à dire, lui ! Et il a voulu le dire de la meilleure façon possible !