Quand démarre le tournage de « French Cancan » en octobre 1954, Jean Renoir est de retour en France depuis seulement deux ans après onze passés à Hollywood. Après l’échec public reçu par « Le Carrosse d’or » inspiré de Prosper Mérimée, il se trouve sollicité pour une commande tout d’abord destinée à Yves Allégret dont on peut se demander avec le recul si le réalisateur de « Dédé d’Anvers », « Manèges » et « Une si jolie petite plage » aurait été tout-à-fait l’homme idoine pour emballer ce film musical. De son côté Jean Gabin rentré plus tôt d’Hollywood vient tout juste de se remettre en selle avec « Touchez-pas au grisbi » de Jacques Becker qui le voit enfin trouver un rôle plus en rapport avec l’homme qu’il est devenu.
Cette nouvelle rencontre entre les deux hommes qui ont déjà tourné ensemble à trois reprises pour des films entrés dans le patrimoine cinématographique français commence sous de mauvais auspices, Jean Renoir ayant tout d’abord contacté Charles Boyer pour incarner Henri Danglard, directeur de cabaret et futur fondateur du fameux Moulin-Rouge à la fin du XIXème siècle. Charles Boyer arrivé très tôt à Hollywood (dès le début des années 1930) a tenu le rôle vedette dans « Casbah » (John Cromwell en 1938), le remake américain de « Pépé le Moko », ce qui visiblement n’a pas enchanté Jean Gabin qui lui voue une solide inimitié. Sa rancœur ravalée, Gabin est bien sûr ravi de retrouver Jean Renoir et surtout d’incarner un rôle qui le replonge dans une atmosphère qu’il a bien connue à ses débuts dans le monde du spectacle des années 1920.
Une atmosphère ou évoluait aussi son père Ferdinand Moncorgé dit Ferdinand Gabin. Idem pour Jean Renoir qui va pouvoir immerger sa caméra dans l’époque où son père Auguste était en activité pinceaux à la main pour en magnifier les couleurs et l’exubérance. Il recentre donc l’idée proposée par André-Paul Antoine sur le personnage de Danglars, homme de spectacle dont la vie sentimentale comme sa vie tout court sont indissociables de la passion qui l’anime, pleinement ancrée dans les cabarets qu’il dirige à l’aide de généreux mécènes dont il doit sans relâche ménager la susceptibilité et tempérer les lubies. Le réalisateur et son acteur parvenus tous deux à l’âge mûr se retournent avec nostalgie mais aussi bonheur sur leur passé, communiquant leur enthousiasme à toute l’équipe.
Jean Gabin dans le rôle du directeur demiurge transpose sur l’écran une représentation allégorique de Renoir au travail. Entouré de toute une pléiade d’acteurs débutants (Françoise Arnoul, Gianni Esposito, Anna Amandola, Michel Piccoli) ou confirmés (Maria Félix, Dora Doll, Valentine Tessier, Gaston Modot, Pâquerette), d’artistes de la chanson ou du music-hall (Philippe Clay, Jean-Roger Caussimon, Patachou, Edith Piaf), le réalisateur livre un film éclatant, véritable ode à la joie de vivre et à la ferveur qui unit les troupes du spectacle. Sous ses allures légendaires de dilettante qu’il entretenait soigneusement, Renoir ne laisse rien au hasard. Tout d’abord les décors de Max Douy qui restituent un Montmartre certes fantasmée mais particulièrement émouvant puis les costumes de Rosine Delamare aux mille couleurs, la chorégraphie de Claude Grandjean particulièrement efficiente notamment dans un final à couper le souffle où les danseuses de Cancan tant attendues envahissent la salle comme un nuage de sauterelles en jupons blancs et enfin la partition de George Van Parys au diapason de l’allégresse voulue par Renoir.
Pour savourer pleinement cette coupe de Champagne grand cru servie par un réalisateur à son sommet, il faut bien sûr se délester de toute exigence historique. Le Montmartre de cette époque n’avait sans doute pas grand-chose à voir avec cette illusion d’une mixité sociale parfaitement fluide présentée par un Renoir quelquefois en dehors de la réalité et qui souvent se plaisait à prendre des vessies pour des lanternes. Sans doute conscient de son emballement qui pourrait être mal compris, il introduit avec tendresse le personnage de Mimi Prunelle, ancienne étoile du cancan déchue, faisant la manche aux abords des salles où elle brilla autrefois de mille feux. Une manière peut-être pour Renoir de se dédouaner de son tempérament un peu rêveur qui l’a vu embrasser dans sa vie des causes diverses sans toujours faire montre d’une cohérence et d’une continuité clairement établies.
Quant à Gabin, il fait encore une fois mentir ceux qui n’ont eu cesse de remettre en cause sa capacité à se renouveler. Il fallait tout de même un peu de cran pour jouer les vieux beaux invétérés parfois même un peu ridicules après avoir été le froid et calculateur Max le menteur chez Jacques Becker. Saluons enfin la performance de la toute jeune Françoise Arnoul faisant face avec brio au monstre sacré qu’était Gabin qu’elle retrouvera un an plus tard sous la direction d’Henri Verneuil pour cette fois-ci y interpréter un véritable drame.