Sarah Saldmann est tellement indécente que l'on croit à une vaste blague, un sketch humoristique parodiant les ultra riches. Pourtant, tout est vrai. De l'hilarité confuse, incrédule, on passe alors au rire du bout des dents. Par cette rencontre entre deux mondes que tout oppose, François Ruffin ne fait pas seulement éclater la déconnexion totale qui existe entre la grande bourgeoisie, dont Saldmann n'est qu'un archétype somme tout aussi médiocre que pathétique, et la vie du commun de la population ; il donne aussi une voix aux petites gens. Ceux qui ne sont rien, et ne peuvent prétendre à rien, sinon à servir et se taire. Et s'autoflageller en dernier ressort pour leur "fainéantise". Tant d'irrespect et de violence, assénées chaque jour par des consultants, des "journalistes", des personnalités politiques et des importants de la culture ou d'ailleurs, qui n'ont, pourtant, comme seul "mérite" que d'être bien nés (qu'ont-ils fait, par ailleurs ?). Leur inculture est à la hauteur de leur insignifiance. Ils peuvent bien se gargariser de ce qu'ils pensent être, ils ne sont pas plus que tout le monde : De la poussière qui s'agite sur une plus grosse poussière, notre terre, dans un Univers qu'on peinera toujours à se représenter, tant tout nous dépasse. Et ils finiront comme chacun sait. Mais peu importe, là n'est pas le sujet. Dans au boulot, ce qui touche en plein cœur, c'est l'infinie bonté, l'immense force de caractère, le courage extraordinaire de toutes ces personnes du quotidien. En fait, c'est monsieur et madame tout le monde, ni parfait ni merveilleux, juste… normal. Bien loin des plateaux télé ou tout se dit sans retenue, mesure ou connaissance, Au Boulot démontre de façon magistrale à quel point les gens font ce qu'ils peuvent pour s'en sortir. Il démontre que non, les fainéants, les "assistés", ça n'existe pas. Ce sont juste de pauvres gens qui ont eu des accidents de parcours, ont plongé pour ces raisons là ou pour d'autres ; qu'en fait, ils font toutes et tous de leur mieux pour aller, et qu'ils ne sont pas responsables. Le système est en cause - froid, déshumanisant et destructeur, il est au service d'une caste et génère en son nom les rapports de domination et de soumissions nécessaires pour faire tourner la machine. S'en extraire suppose d'avoir certains moyens des plus inaccessibles.
L'humanité qui se dégage d'Au Boulot, et dont Ruffin est une des figures plutôt sympathique, amusante et, semble-t-il, engagée, ne doit pourtant pas faire oublier la très grande précarité qui sous-tend en toile de fond les agissements de ses protagonistes. A juste titre on peut-être ému par cette auxiliaire de vie ou cet agriculteur qui travaillent dur, animés d'une passion à toutes épreuves. Pourtant, ils se ruinent pour une misère car ils n'ont pas le choix. Et ils le feront toute leur vie : 10 - 15 - 20 - 30 ans. Leur horizon sera toujours le même. Pensons à ces salariés du poisson de Boulogne-sur-Mer, aliénés 6 jours sur 7 à des taches ingrates et répétitives - ce sera pour toute leur vie, ils n'ont rien d'autre. Et ils iront ainsi jusqu'à la retraite, à 64 ans maintenant, alors qu'ils sont déjà lessivés à même pas 40. C'est une profonde injustice. Peut-on souhaiter cela à quiconque ? Quand on ne connait pas sans doute - argument difficilement tenable en la présence d'une documentation suffisante pour savoir à quel point le travail en usine est déshumanisant -, mais encore, faut-il se satisfaire que des gens fassent ce genre de "travail" ? Pour Saldmann, une journée a suffit pour se "rendre-compte", les guillemets sont importants, qu'on est bien loin du "métier-passion", ce qui sonne déjà la bonne blague. Mais quand on sait que pour ces gens ce sera pour toute la vie, que dire ? Cet exemple n'en est qu'un parmi d'autres ; comme eux, il a son importance. Par rapport aux personnes qu'elle rencontre, Saldmann n'est pas seulement déconnectée, elle vit dans un autre monde : Pour preuve, elle ne sait absolument rien faire ! Le début du documentaire prend alors tout son sens quand on apprend qu'elle n'a jamais fait la vaisselle, ou encore qu'elle ne sait pas faire à manger. Alors, qui sont les assistés ?
Le problème des Saldmann est compagnie n'est pas un manque de connaissance. Quand on ne vit pas certaines situations, il est bien difficile voire même impossible de comprendre ce que cela représente pour les personnes qui sont empêtrées dedans. Le problème est ailleurs : C'est ce mépris de classe constant affiché vers les gens. Pointés du doigt pour le perception d'aides qui en feraient des "assistés", moqués, ils ne prétendent pourtant jamais à changer le système. Impuissants, il font aller comme ont dit, et sont souvent contents de ce qu'ils ont déjà. Ils ne demandent qu'à vivre dignement. Quel contraste avec madame saldmann, qui a tout et dont le plaisir matérialiste réside dans l'achat de vêtements à des prix exorbitants et d'autres futilités : un sac à 20 000 euros par exemple. Il ne représente "que" 2 années de salaire de l'aide soignante. Une aberration dont ne se rend pas compte l'intéressée. Elle est beaucoup trop égocentrée pour avoir ne serait-ce qu'un début de conscience sur le sujet. C'est son plaisir, elle a "travaillé" pour avoir cet argent, alors, c'est son droit. Par dessus tout, elle peut se permettre d'asséner de grandes leçons de morale sur les plateaux télé, elle qui sait. Ironie du sort ou non, émue par ses rencontres Saldmann montre quelques fois qu'elle a bien un cœur. Mais ça dépend pour qui ; les immigrés et les gazaouis, c'est une autre affaire. Comme quoi on ne change pas quelqu'un en une semaine ; il est bien difficile de remplir une coupe qui est déjà pleine. Qu'importe. Si la portée politique d'Au Boulot n'est pas évidente, satisfaisons nous d'avoir un documentaire aussi riche et maîtrisant à ce point son sujet. C'est un document qui égrènera les germes d'une plus grande conscience chez beaucoup de gens ; chez les autres, il affutera l'esprit de défiance envers le système. On ne peut lui en demander plus, c'est une réussite totale.