"La Grande Illusion" est sans doute un des plus grands classiques du cinéma français de l’entre deux guerre et l’un des films les plus connus de son réalisateur Jean Renoir (avec "La Bête humaine" et "La règle du jeu"). Pour autant, et malgré ses nombreuses qualités, je ne fais pas partie des adorateurs du film et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la mise en scène de Renoir, avec son rythme très contemplatif et son montage parfois surprenant, m’a paru franchement daté, ce qui n’est pas le cas de bon nombre d’autres films de la même époque, qu’ils soit français ou américains. Cette réserve purement formelle pourrait n’être qu’un détail en soi, si elle ne s’accompagnait pas d’un autre problème, à savoir la structure du récit. Car "La Grande Illusion" se divise en trois grands tableaux permettant à l’auteur de développer son intrigue et accessoirement, de justifier le titre de son film. Car "La Grande Illusion" est incontestablement un film de classes, qui entend démontrer que, malgré un rapprochement "patriotique", forcé par la guerre, ce sont bien les classes sociales qui prédominent dans le cadre des relations humaines. Ainsi, selon Renoir, un aristocrate français aura toujours plus en commun avec un aristocrate allemand, y compris en pleine guerre mondiale, qu’avec un prolétaire parisien. La construction du film est toute dédiée à cette démonstration, avec une première partie présentant les personnages et laissant entrevoir un rapprochement qui ferait fi de la condition de chacun. Sans surprise, on retient, bien évidemment, dans cette galerie de soldats prisonniers, Jean Gabin (le lieutenant Maréchal) en titi parisien charmeur et l’incroyable Pierre Fresnay (le capitaine Boëldieu), qui parvient à lui voler la vedette en aristocrate à l’ancienne. Il faut dire que leur relation atypique intrigue puisque les deux personnages, qui n’ont rien en commun sio ce n’est leur nationalité et leur statut de prisonnier de guerre, ne s’affrontent jamais, s’apprécient mais ne parviennent pas, pour autant, à être complices. Ce premier tiers, pas forcément trépidant, n’en demeure pas moins intéressant dans ce qu’il laisse entrevoir (la rapprochement des classes, donc, mais aussi les velléités d’évasion) et, également, dans sa description du quotidien d’un camp de prisonniers. La seconde partie (la meilleure, à mon sens) met en scène l’élément perturbateur, à savoir l’aristocrate allemand (joué par un Erich von Stroheim, formidable de rigidité et délicieux d’éducation), déjà aperçu dans le tableau précédent et qui va définitivement mettre à mal l’illusion du rapprochement interclasses et anéanti les espoirs du brave Maréchal. La relation, instantanément privilégiée, entre l’allemand et Boëldieu (pour ne pas dire ambiguë) est, également, l’occasion, pour Renoir, de faire le constat d’un monde qui se meurt (voir leur discussion crépusculaire sur leur vie d’avant-guerre) alors qu’un nouveau monde s’éveille, plein d’incertitudes (le film a été tourné en 1937, dans une Europe en pleine mutation qui se préparait à son second conflit mondial). Cette relation peut, enfin, se voir comme un courageux plaidoyer pour la paix, qui n’a que modérément été apprécié lors du déclenchement du nouveau conflit en 39. Ce second tableau est d’autant plus réussi qu’il s’achève de façon pour le moins inattendu puisque c’est l’aristocrate français qui permettra à ses compatriotes de s’échapper,
en contraignant son frère de classe allemand à l’abattre
. Toute la complexité des relations humaines prises dans un conflit qui les dépasse est résumée par cette formidable scène. Le troisième tableau est malheureusement, le mois bon des trois puisqu’il suit la cavale de Maréchal et du soldat juif Rosenthal (Marcel Diallo) vers la Suisse et leur hébergement par une veuve allemande (Dita Parlo). Certes, ce dernier tiers permet d’enfoncer le clou des rapprochements transnationalités tout comme il insiste sur le judaïsme de Rosenthal (soit un sujet brûlant d’actualité en 1937), ce qui densifie, un peu plus encore le récit. Mais, le rythme est bien trop lent pour une conclusion qui s’étire au-delà du raisonnable et le pauvre Marcel Diallo ne rivalise pas avec les prestations de Pierre Fresnay et Erich von Stroheim, qui manquent cruellement. Jean Gabin reste, donc, la seule attraction de cette fin de film, qui, malgré sa mise en scène très datée, reste un classique à voir, ne serait-ce que pour le remettre dans le contexte de sa sortie dans l’entre deux guerre.