Quand il s'emporte après son fils, le père de Khaled lui jette à la figure : "Il y a des règles dans ce pays !". Des règles, ça oui, il y en a, et la caméra de Barmak Akram va les dénicher dans l'intimité du foyer, où femme et filles servent les mâles, et où le cadet doit épouser la veuve de son frère sans donner son avis ; elle va aussi les chercher dans les conversations entre hommes autour d'un joint ou d'un verre de thé, et où on peut reprocher à Khaled d'avoir trahi le code d'honneur afghan en confiant le bébé à une ONG étrangère, et projeter quelques instants plus tard de le vendre à des trafiquants d'organes.
Des règles, il y en a donc ; mais des lois et des institutions pour les appliquer, il ne semble pas en rester beaucoup, ou alors à l'image des ruines de la capitale afghane. Khaled va tenter de remettre son Moïse à divers institutions : un commissariat qui ferme à 16 h 30, un orphelinat où on ne prend les enfants qu'à partir de cinq ans, une ONG française qui achète son impuissance à coup de billets glissés dans la poche du chauffeur, et pour finir Radio-Kaboul où est lancé un appel qui amène cinq femmes voilées à revendiquer le bambin.
Le périple de Khaled dans la jungle kafkaïenne donne une tonalité tragi-comique au film, au scénario duquel ont collaboré Jean-Claude Carrère et le Prix Goncourt Atiq Rahimi, et évite le mauvais remake du "Voleur de bicyclette" auquel il m'a étrangement fait penser, la faute aux ruines et à l'impuissance policière sans doute. La faiblesse du film réside peut-être dans cette coécriture qui amène Barmak Akram et ses prestigieux parrains à vouloir raconter toute la vie de l'Afghanistan de ces trente dernières années à travers la symbolique de ce bébé abandonné et balloté, qui refuse le lait du biberon bricolé avec une bouteille de Coca-Cola.
Du coup, ce que la caméra ne peut pas nous montrer est glissé en contrebande dans des dialogues du type "Tu te souviens des talibans, quand la muisque était interdite" ou "On vit dans un drôle de pays" ; ce n'était pas vraiment la peine de le souligner, il suffit de voir la maison éclairée à la lampe à pétrole et dont la télé est alimentée par une batterie de voiture, ou les contradictions de Khaled qui interpelle sa cliente en lui disant "Ce n'est plus à la mode, le tchadri", et qui demande à sa femme de s'en couvrir quand elle sort de chez elle.
La force du film se trouve plus dans la justesse de nombreuses scènes quasi-documentaires, comme celles au sein du foyer de Khaled avec sa fille qui à force de rebellion et de séduction obtient de son père une poupée et de son grand-père qu'il la laisse s'occuper des pigeons, tâche apparemment dévolue aux garçons, ou dans des petits détails comme l'unijambiste qui avale le lait du biberon "made in Kaboul", ou la même gamine qui doit mettre ses sandales pour éviter les scorpions, ou encore l'histoire de Salomon contée par le gardien de Radio-Kaboul à la chevelure dumbledorienne.
Si l'intrigue se traîne un peu au milieu du film et si certaines situations paraissent un trop démonstratives, la fin offre une tension dramatique très réussie et l'on retrouve le langage du cinéma dans ce que suggère les gros plans sur le visage de la femme de Khaled (symboliquement, elle n'a pas de nom), sur sa main étreignant celle de sa voisine dans le taxi ou sur l'apaisement qu'on lit dans le regard de son mari.
Cette histoire de chauffeur de taxi est bien sûr plus proche de "Ten" de Kiarostami que de "Taxi Driver" (je n'évoque même pas Daniel Morales). Par la proximité géographique avec le voisin iranien bien sûr, mais aussi par l'importance des scènes tournées à l'intérieur du taxi, révélateur des maux et des espoirs d'un pays qui sort d'une guerre pour rentrer dans une autre. Coproduction franco-afghane tournée par le plus français des artistes afghans, "L'Enfant de Kaboul" n'est sans doute pas encore le premier film d'une nouvelle cinématographie (on voit d'ailleurs un cinéma en ruines) ; il offre quand même un témoignage fictionnel de qualité filmé de l'intérieur, loin du regard occidental auquel nous avait habitué le cinéma.
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