La vision d'un tel film nous apporte deux nouvelles, une bonne et une mauvaise. La bonne, c'est qu'il existe quand même un cinéma dans la dernière dictature stalinienne du globe. La mauvaise, c'est que ce pauvre nanard à l'intrigue aussi épaisse que la ration alimentaire quotidienne d'un Nord-Coréen a attiré 8 millions de spectateurs, ce qui, rapporté à la population de la République populaire démocratique de Corée, correspond aux 20 millions de Français qui sont allé voir "Titanic" en salles.
Si on considère ce film au second degré, on peut le prendre, plus que comme une excursion dans une lointaine contrée, comme un voyage dans le temps, un retour vers une Bordurie orientale, où les fillettes s'extasient devant du caramel de pomme de terre, où quand des lycéens remplacent une pauvre cheminée ils s'écrient spontanément "Vive la thermodynamique", et où la berceuse préférée de l'héroïne fait référence non aux moustaches de Plekszy-Gladz, mais au chemin emprunté par "notre Cher Général" pour rejoindre le front.
Ouvrage de propagande, premier film exfiltré vers les écrans occidentaux, "Le Journal d'une jeune Nord-Coréenne" enjolive certainement la réalité vécue par le peuple d'un pays où il y a un téléphone pour 0,04 habitant. Pourtant, involontairement, il montre l'état d'arriération du pays : l'usine où travaille le père semble dater du XIX° siècle, les ordinateurs utilisent au mieux Windows 95, et la première catastrophe domestique qui s'abat sur le pauvre foyer est causée par une installation électrique comme on en voyait dans les années 30 en France.
D'un point de vue cinématographique, on ne s'interroge pas comme Godard pour savoir si le traveling est une question de morale : visiblement, c'est surtout une question d'absence de moyens. Le stalinisme originel, celui de l'U.R.S.S., avait vu fleurir le cinéma d'Eisenstein, de Dziga Vertov ou de Kalatozov. Là, rien de semblable, juste un mélange du calendrier des postes (abus de coucher de soleil et de filtres orangés sur la mer) et d'"Olive et Tom" pour l'héroïque partie de football scientifiques-ouvriers pour célébrer l'invention paternelle de l'automatisation, avec une inspiration du côté du générique de "La petite Maison dans la prairie" pour filmer au ralenti Soo-Ryon dans un champ de paquerettes, histoire d'illustrer sa joie à l'idée de quitter sa pauvre masure pour un appartement dans une barre socialiste.
Mais le pire apparaît si on lit le scénario au premier degré, notamment quand on sait que le Cher Leader en a supervisé l'écriture : récit édifiant, "Le Journal d'une jeune Nord-Coréenne" présente le point de vue d'une jeune fille qui regrette l'absence de son père (et de sa soeur qui rêve que son ballon de foot -sport où excellait son père- lui rentre dans la bouche et qu'elle sent son ventre gonfler, mon psy adorerait !), avant qu'elle ne se rende compte que ces souffrances étaient justifiées puisqu'elles avaient pour contrepartie l'élévation de la productivité.
Nulle trace de police politique, nul milicien à l'écran ; au contraire, que des cadres du parti, des professeurs et des infirmières bienveillantes. Pas besoin de flics dehors, puisqu'ils sont dans les têtes. Ainsi, quand une camarade de classe évoque la honte que représente le travail inutile du père de Soo-Ryon, celle-ci la défie sur trois tours de piste pour laver l'affront, ce qui nous vaut un final au ralenti avec des râles dignes d'un film X du plus bel effet.
Au-delà de la curiosité devant ce summum de kitscherie, le sentiment qui prévaut (avec l'ennui, à partir de moment où on se désintéresse de l'enjeu dérisoire de l'intrigue) est celui du malaise devant ce totalitarisme quotidien et intériorisé ; le cinéma, même asservi à des fins de propagande, permet aussi de rendre compte de ces réalités-là.
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