Il y a en « Suspiria » un manifeste du cinéma pur qui sommeille, avec son intrigue et ses personnages éthérés qui échappent à la pesanteur, à l’identité, à l’indéformabilité que nous assènent à l’envi les films et séries contemporains, sûrs comme une force de leur arc narratif cohérent et de leur psychologie monolithique. Dario Argento n’a que faire du sacro-saint cahier des charges américain et ouvre le cadre à toutes les pulsions et à toutes les folies, en un éloge bienfaisant à l’absurde. Le réalisateur italien redonne ainsi ses lettres de noblesse au cinéma des origines, lorsque la toile se parait d’ombres évocatrices et effrayantes dans les baraques bariolées des forains, accueillant les expérimentations les plus étranges et s’inventant grâce à de doux rêveurs comme Georges Méliès. C’est le moment de rappeler que le cinéma s’est perdu en voulant imiter les autres arts, et c’est en ce sens que la plupart des adaptations fidèles de romans sont des films ratés. La vision de « Shining » proposée par Kubrick, rêverie fort éloignée du matériau initial proposé par Stephen King, est ainsi, sans nul doute possible, un film bien plus profond et réussi que les versions officielles proposées par le maître de l’horreur. Le cinéma n’a en effet pas pour mission de « faire voir », en un procédé vain d’illustration et de reconnaissance fainéante, ce qui appartient à l’imagination du lecteur, mais de « faire sentir », de créer une émotion esthétique avec les moyens visuels qui lui sont propres. Et c’est d’autant plus vrai en matière de fantastique et de d’horreur : ici point de salut, il s’agit bien de créer une atmosphère inquiétante et déroutante, de brouiller nos codes de référence ordinaires pour interroger la validité même de notre jugement si rationnel.
Ainsi, les critiques publiées sur ce site qui fustigent les incohérences narratives de « Suspiria » commettent un contresens des plus naïfs. Ou alors, il faudrait avoir le courage de s’attaquer aux fondements même du genre et en un mouvement nihiliste, jeter aux oubliettes Perrault, frères Grimm, Carroll et pisser sur le monument Tolkien (et qu’on ne me rebatte pas les oreilles avec ce foutu refrain du « monde cohérent », ce n’est parce que l’auteur du « Seigneur des Anneaux » a pondu quelques cartes et inventé une langue qu’il est intéressant…). Evidemment, « le scénario tient sur un post-it », comme la plupart des contes de fées d’ailleurs. Et, tiens, c’est précisément ce que Dario Argento a voulu réaliser avec « Suspiria » : un conte de fées horrifique. C’est à l’aune de ce projet qu’il convient de le juger.
« Il était une fois… » La séquence d’ouverture nous présente une étudiante américaine, Suzy Bannion, qui atterrit à Fribourg pour rejoindre une prestigieuse Académie de danse. Arrivée une nuit d’orage, elle croise une élève qui s’enfuit après avoir prononcé des bribes de paroles mystérieuses : « iris… le secret derrière la porte ». Alors que Suzy se voit refuser la nuit à l’Académie, cette élève est sauvagement assassinée quelques heures plus tard par une créature dont nous n’apercevons qu’un bras velu. N’ayant rien de particulièrement original sur le papier, cette situation initiale parvient cependant d’emblée à plonger le spectateur dans une atmosphère à la fois onirique et oppressante, grâce à des moyens purement cinématographiques qui seront soutenus tout au long du film.
Tout d’abord, dès le carton du générique, la musique entêtante composée par le groupe Goblin s’affirme comme une des meilleures compositions de films d’horreur, au niveau des créations de Mike Oldfield pour « L’Exorciste » ou de John Carpenter pour « Halloween ». Comme toutes les bonnes bandes originales, elle ne se contente pas d’accompagner tel ou tel segment du film, mais propose sa narration propre, en adéquation ou en discordance par rapport aux images projetées sur l’écran. Il y a en effet dans ce rythme strident un savant mélange de boîte à musique scandant une comptine enfantine, de mélopée funèbre et d’incantation démoniaque
(« Witch »… « Witch »…)
, redoublant et « faisant sentir » l’ensemble des thématiques proposées par « Suspiria ».
La jeune Jessica Harper, ensuite, avec son intrigant physique de femme-enfant, initie une galerie de portraits très « freaks ». L’Académie de danse recèle ainsi un personnel vaguement étrange, avec sa directrice « adjointe » aux allures de marâtre, sa gouvernante stricte au sourire luciférien, son homme à tout faire à la dégaine de Frankenstein, sa vieille cuisinière flanquée d’un enfant au visage de castor, son pianiste aveugle, son docteur sadiquement bienveillant… Dario Argento s’amuse avec toutes ses caractérisations fortes et grossit le trait à souhait. Inutile alors d’ergoter sur le jeu supposé faible des acteurs, lesquels au contraire se conforment parfaitement au burlesque absurde désiré par le réalisateur. Il faut voir les vieilles gloires Alida Valli et Joan Bennett surjouer avec brio, en un hommage tacite aux meilleurs temps du muet ! Le casting international (américain, italien, allemand) permet en outre de jouer sur l’étrangeté des accents (en surdoublage certes) et des idiomes, le tout participant à un brouillage généralisé propice à l’inquiétude. Faut-il rappeler que dès la séquence d’ouverture, Suzy ne parvient pas à se faire comprendre du chauffeur de taxi allemand ?
La grande force de « Suspiria » réside enfin dans la lumière et les décors, dont les couleurs, je dois le confesser, m’ont poussé seules à découvrir cet excellent film. Ce « kitsch », mot que d’aucuns prononcent avec un air méprisant en apôtres du bon goût, et pourtant ici assumé, participe lui aussi dans son outrance à faire éclater les codes de reconnaissance ordinaires du spectateur. Il réinvente les lieux traditionnels du conte de fées et du roman gothique, la forêt, le château hanté, l’escalier d’entrée, la chambre de la marâtre, les couloirs, le grenier et les souterrains. Tout est animé d’une pulsion scopique complètement folle, « le secret derrière la porte » ne niche plus dans l’obscurité mais dans le trop-plein de couleurs : la chambre bleue, la chambre rouge… des couleurs par ailleurs éléments moteurs de l’intrigue. Les structures se désagrègent et les lieux perdent leur cohérence, évoquant les distorsions créées par Lewis Carroll dans « Alice au pays des merveilles » : les poignées de portes sont trop hautes ou trop basses, les objets sont insolites (à l’image du Zippo-montre de Pavlo, le serviteur Frankenstein) ou ne sont pas rangés à leur place (les fils de fer barbelés…), les murs se perdent dans les trompe l’œil alambiqués de Maurits Cornelis Escher.
Suzy Bannion subit l’influence de ces perspectives faussées, et devient comme Alice la proie de vertiges dans une scène de danse hallucinée. D’autres personnages s’y perdent littéralement : s’est-on déjà demandé ce que devenait le danseur Mark, prince charmant en puissance, qui convoitait la jeune fille au début du film ?
L’apparition finale de la véritable directrice, la sorcière Héléna Markos, est ainsi générée par ces distorsions multiples. À l’instar de la séquence finale de « Rosemary’s Baby », le grand-guignol de la réunion de sorcières n’est donc que l’exagération démente du fantastique instillé peu à peu tout au long du film, le point-limite de la « suspension consentie de l’incrédulité » de la jeune fille et partant, du spectateur. Après s’être débarrassé de la sorcière, il ne reste alors plus qu’à incendier un décor qui s’est toujours montré comme tel et à sortir de ce rêve avec Suzy Bannion, métamorphosée, un petit sourire espiègle au coin des lèvres…
Cette mise en abyme des pouvoirs de la fiction, qui n’a rien de vain, demeure la grande réussite de « Suspiria ».
Car, assurément, ce film est par ailleurs un bien piètre film d’horreur selon des critères conventionnels. Les morts des personnages ne « choquent » pas, mais ont le caractère gratuit et absurde que leur prêterait un enfant. Il y a chez Dario Argento un rapport étrange à la violence, doucement dérangeant, toujours un peu ridicule :
difficile de s’émouvoir pour le pianiste aveugle dévoré par son chien ou pour la jeune compagne de chambre qui dans un étrange ralentissement du temps (autre jeu de distorsion savamment mis en place) met dix plombes à empiler des caisses pour échapper à son agresseur, qui lui aussi met dix plombes à crocheter un loquet de porte.
Au demeurant, ne pas saisir ces décalages ironiques ferait perdre le sel de bien des plans…
Comment comprendre autrement ces jets de sang qui exposent leur facticité en versées de ketchup rouge et ces chauve-souris manipulées avec des fils ?
Les aléas de la distribution ont certes contribué à dissimuler ces intentions, la firme américaine Fox brimant le désir qu’avait Dario Argento de faire jouer les danseuses par des petites filles. En plus de justifier le « nonsense » inhérent à la démarche artistique du réalisateur, une des thématiques développées en filigrane dans « Suspiria », le passage douloureux à l’âge adulte d’une jeune fille éloignée de la maison familiale, eût été plus facile à cerner pour le spectateur.
Rêverie de jeune fille empreinte d’une douce folie, peuplée de personnages grotesques et farfelus, ornée de couleurs criardes de dessins animés, rythmée par une berceuse perverse, ponctuée de morts absurdes et gratuites, « Suspiria » est incontestablement un film qui forge un cinéphile et redonne foi en les possibilités de cet art. S’inscrivant dans une tradition riche en expérimentations (« La Féline » de Tourneur hante littéralement le film, notamment lors des plans dans la piscine de l’Académie), « Suspiria » constituera également l’obsession première de purs créateurs, attaché à explorer les domaines du rêve et de l’inconscient dans une atmosphère curieuse d’opéra baroque. Si les talents de Brian De Palma et de David Lynch, pour ne citer qu’eux, sont ainsi souvent contestés, je m’attacherai lors de prochaines critiques à les rattacher à cette heureuse filiation, lorsqu’ils accouchent eux aussi de chefs-d’œuvre ! Histoire aussi de donner tort au Docteur Frank Mandel : « Bad luck isn't brought by broken mirrors, but by broken minds. »