Vous allez dire que je radote, mais "300" a été distribué dans 485 salles la semaine de sa sortie en France. "Day Night Day Night " dans 3, dont une à Paris, où il a fait 82 entrées le premier jour... Pourtant, il s'agit d'un des films les plus intéressants depuis "Elephant".
Premier plan, serré, sur le visage de la jeune fille à contre-jour dans un bus, qui égrène la litanie de toutes les façons de mourrir. Elle n'a pas d'accent, et on ne saura jamais quelles sont ses motivations. Les hommes qui la prennent en charge pour préparer l'attentat sont cagoulés, sauf le chauffeur asiatique. Ils enregistrent une vidéo de la future martyre, avec une cartouchière en bandoulière et un AK 47 entre les mains, devant un fond évocant différents mouvements terroristes. Il y a des reminiscences de la scénographie d'Al-Qaeda, des Palestiniens ou des Tchétchènes, mais ce n'est évidemment pas le sens de ce combat qui intéresse Julia Loktev.
La réalisatrice raconte l'origine de son projet : "Alors qu'elle projetait de faire exploser sa bombe près d'une colonne de militaires russes, une kamikaze tchétchène s'est arrêtée à un marché acheter des bananes. Mais mon histoire ne commence pas là, elle débute avec une autre jeune femme tchétchène, une fille qui arpente la rue principale moscovite avec une bombe dans son sac. Par une étrange coïncidence, cette histoire s'est réellement déroulée une semaine après que je sois passée dans cette rue avec mon sac à dos de touriste. Voilà ce que nous savons de cette histoire avec certitude : il y avait une jeune fille, il y avait une bombe, et le reste sera toujours un mystère pour nous."
Le film nous montre les procédures des terroristes avec une précision documentaire, comme par exemple ces interrogatoires pour mémoriser les étapes du plan, les questions étant toujours posées trois fois comme le recommande un manuel d'Al-Qaeda. Ils sont polis, prévenants, demandant régulièrement : "Ca va ?" à celle qu'ils envoient à la mort. Elle est appliquée et volontaire, et elle se lave bien soigneusement les dents avant de partir exécuter sa mission meurtrière ; elle se prête au jeu et défile devant eux pour leur permettre de choisir la tenue qu'elle va porter, dérisoire écho de la scène de "Pretty Woman".
Elle est constamment cadrée en plans serrés, qui vont chercher les détails, comme quand elle se frotte le corps compulsivement avec du savon. Toute la préparation se déroule dans des endroits exigus : toilettes, salle de bains, arrière de voiture et la caméra est au plus près des personnages, pour saisir ce cérémonial qui évoque celui du torero enfilant son habit de lumière, ou celui du samouraï s'apprêtant à partir au combat.
Dans cette manière de capter l'émotion de son personnage en l'engloutissant dans le cadre, on pense à "Keane", de Lodge Kerrigan. On pense aussi à Gus Van Sant, "Elephant", bien sûr, mais aussi "Gerry" et "Last Days", pour la façon de laisser vivre une scène sans la hachurer par un montage intempestif ou une musique envahissante. Pas une note de musique dans le film, mais un soin accordé au son (Julia Loktev a une formation dans ce domaine), qui nous renseigne sur l'environnement qu'on ne voit pas, particulièrement quand la jeune fille déambule avec la bombe dans Time Square.
Julia Loktev évoque la Jeanne d'Arc de Dreyer ; Luisa Williams est à la hauteur de cette illustre référence, avec une présence constante et un mélange de fièvre et de retenue participant beaucoup à la tension qui traverse le film. Oeuvre sans concession aucune, "Day Night Day Night" me réconcilie avec le cinéma - et même le cinéma américain, quand celui-ci est capable de montrer le contraire de "300" : raconter beaucoup avec très peu.
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