C'est l'un des rendez-vous de la rentrée cinéma : le Festival de Deauville qui, depuis bientôt cinquante ans, fait la part belle aux Américains. Mais ouvre une fenêtre sur les productions françaises depuis 2020 et les aléas liés au Covid. Et l'Hexagone s'est illustré d'entrée de jeu, avec l'inquiétant La Tour de Guillaume Nicloux, et le choc Les Rascals de Jimmy Laporal-Trésor, auteur du court Soldat noir.
Et c'est sur un sujet d'actualité brûlant que cette 48ème édition s'est ouverte, grâce à Call Jane, qui évoque les avortements clandestins à la fin des années 60, et résonne très fortement avec les décisions prises au mois de juin aux États-Unis. Retour sur ce début de festival, également marqué par la présentation du très beau Armageddon Time de James Gray, injustement boudé par le jury cannois en mai dernier.
Call Jane de Phyllis Nagy - Première
L'ouverture de cette 48ème édition pouvait-elle davantage s'inscrire dans l'actualité qu'avec Call Jane ? Plus encore qu'en janvier, lorsque le long métrage signé Phyllis Nagy avait débuté sa tournée des festivals à Sundance. Situé à la fin des années 60, le récit suit un groupe de femmes, et notamment Joy (Elizabeth Banks), qui pratiquent des avortements clandestins avant que l'arrêté "Roe v. Wade" ne rende tout ceci légal en 1973. Et que les États-Unis fassent un retour en arrière il y a quelques mois en annulant ledit arrêté, et permettant à chaque état d'interdire ou restreindre l'avortement. Il est difficile de ne pas y penser devant ce film, dont la fin, pourtant légère et enjouée, se révèle finalement chargée d'ironie. Avant cela, Phyllis Nagy mêle habilement la comédie et le drame pour parler de sororité et dresser un beau portrait de femmes, un brin convenu mais qui parvient à surmonter ce défaut grâce à sa mise en scène et ses actrices. Habituée des seconds rôles (souvent comiques), Elizabeth Banks occupe cette fois-ci le premier plan. Et, à l'instar de Sienna Miller dans American Woman, également présenté à Deauville il y a quelques années, cela lui va très bien car c'est elle qui mène la danse, même face à Sigourney Weaver. On pense évidemment à L'Événement ou à Never Rarely Sometimes Always, auquel il fait écho, mais ce Call Jane parvient aussi à s'en démarquer par son mélange de tons, sans rien perdre de sa force.
Les Rascals de Jimmy Laporal-Trésor - Première
"Quand le rêve américain rencontre le cauchemar français" : tels sont les mots employés par l'équipe des Rascals, juste avant la présentation du film. Une note d'intention que l'on ne serait pas surpris de retrouver en tagline sur l'affiche à la sortie, le 11 janvier prochain, tant elle résume le premier long métrage de Jimmy Laporal-Trésor, sur la forme comme sur le fond, avec ces envies de cinéma qui se mêlent à un propos politique fort, sur le racisme notamment. Qui a vu Soldat noir, le court métrage dont Les Rascals est le prolongement, ne sera peut-être pas étonné par la solidité de l'ensemble, qui accuse une petite baisse de régime à mi-parcours, pour mieux se reprendre ensuite et nous secouer dans le dernier acte. On pense aux Guerriers de la nuit et même à West Side Story face à cette guerre des gangs dans le Paris des années 80, ainsi qu'à des films français tels que La Haine, mais le résultat possède sa propre identité, et ne met pas longtemps à l'affirmer. Dès qu'il nous présente sa bande de gars, incarné par des jeunes acteurs qui ont tout pour marquer les esprits et faire une belle carrière, Missoum Slimani en tête. Espérons qu'il en sera de même pour le film, qui a tout pour faire parler de lui à sa sortie, aussi bien pour le talent évident de son réalisateur et que ce qu'il raconte ici, en écho à l'actualité politique.
La Tour de Guillaume Nicloux - Première
Depuis 2020, lorsque le Covid l'avait forcé à élargir son horizon, le Festival de Deauville ouvre une Fenêtre sur le Cinéma Français, avec une section pensée comme une exception mais devenue un rendez-vous sur les planches. Et le genre y est souvent à l'honneur, puisqu'à Teddy et Ogre succède La Tour de Guillaume Nicloux. Un cinéaste qui, s'il flirte souvent avec le fantastique et l'horreur, ne s'y adonne que rarement. La Tour fait donc partie des exceptions, sans qu'il ne perde le point de vue humain de son histoire, ni la radicalité de son histoire et sa mise en scène, qui se traduit notamment par un montage elliptique qui pourra peut-être perdre quelques spectateurs en route. Bloquée, comme nous, entre les différents étages de cet immeuble entouré d'un brouillard opaque que l'on ne peut traverser sous peine de mourir, sa caméra observe la lente dégradation des rapports entre ses habitants. Comme souvent chez lui, la notion d'enfermement (physique et mental) est au cœur de ce film dont le point de départ rappelle Under the Dome ou Dans la brume. Sans céder au spectaculaire. Ici, l'horreur est avant tout humaine et les amateurs de gore seront peut-être déçus par rapport à la case dans laquelle La Tour sera rangé. Mais les autres pourront théoriser sur le sens caché du long métrage : allégorie de la société depuis l'apparition du Covid ? Évocation de l'horizon flou (ou bouché) pour les habitants des banlieues, de plus en plus coupés des villes et livrés à eux-mêmes ? Rendez-vous le 8 février 2023 dans les salles pour en débattre.
Armageddon Time de James Gray - Première
Qu’il parle de gangsters, s’aventure dans la jungle ou aux confins de l’espace, James Gray aime parler de la famille et de son poids. Armageddon Time ne déroge pas à la règle, avec une nuance de taille, car le réalisateur parle ici de la sienne, pour la première fois. Ouvertement du moins. Cap sur l’année 1980 donc, aux côtés du jeune Paul Graff, adolescent turbulent qui rêve de fusées et de devenir artiste, envoyé dans un lycée plus strict, dont Donald Trump a été l’un des élèves. New York. Des rapports conflictuels avec ses parents (et notamment son père, incarné par Jeremy Strong). L’envers du rêve américain. La photo sublime de Darius Khondji aux allures d'album photos. Armageddon Time, c'est du pur James Gray sous forme d’histoire de passage à l’âge adulte, dont il reprend les codes sans vraiment les transcender. Les connaisseurs de ce type de récit ne seront donc pas franchement surpris, mais ça ne les empêchera pas de se laisser attendrir. Par le grand-père incarné par Anthony Hopkins, la mère jouée par Anne Hathaway. Ou le jeune Banks Repeta, vraie révélation qui est de tous les plans. Un parfait alter ego du réalisateur au sein de cette histoire moins simple qu’il n’y paraît, dans sa mise en scène comme sa manière de parler des injustices sociales aux États-Unis, et de dresser des parallèles avec notre époque. Ça n'a hélas pas été suffisant pour James Gray décroche son premier prix à Cannes, mais gageons que le public de Deauville lui aura offert le succès qu'il mérite. En attendant sa sortie au cinéma le 9 novembre
Watcher de Chloe Okuno - Compétition
La saga V/H/S, série de films à sketches horrifiques, est décidément une belle rampe de lancement. Les réalisateurs du dernier Scream, Matt Bettinelli-Olpin et Tyler Gillett, s'y sont par exemple fait les griffes. Tout comme Adam Wingard (Godzilla vs Kong). Ou encore le duo Justin Benson - Aaron Moorhead, passés depuis par le Marvel Cinematic Universe avec des épisodes de Moon Knight. Et le hasard fait que cette édition du Festival de Deauville accueille deux cinéastes passés par la franchise : Ti West, dont le X sera présenté en fin d'édition. Et Chloe Okuno, qui accède directement à la Compétition avec ce Watcher, premier long métrage porté par Maika Monroe (It Follows). Soit l'histoire d'une femme qui se sent observée par une silhouette dans l'immeuble situé en face de l'appartement de Bucarest dans lequel elle a suivi son mari et se sent seule. Qui observe qui ? Tel est le sujet de Watcher, qui se penche sur le sujet fétiche d'Alfred Hitchcock, le voyeurisme, sans pour autant chercher à se mesurer au maître du suspense et à son Fenêtre sur cour. Mais en citant ouvertement Charade de Stanley Donen, autre histoire de déracinement. Car il est question de sentiment d'isolement, d'aliénation et de solitude dans un pays dont on ne parle pas la langue, comme l'a expliqué la réalisatrice avant d'avouer s'être inspirée de moments où elle a vécu en France à l'âge de 16 ans. La paranoïa et la perte de repères sont donc de mise dans ce thriller un peu trop prévisible dans l'ensemble, mais mis en scène avec soin et efficacité lorsqu'il s'agit de faire naître la tension, en jouant sur les hors-champ ou les silences. Chloe Okuno est donc une cinéaste à surveiller, ce qui est d'autant plus amusant avec un premier long métrage appelé Watcher.