Séquence flashback. Le 16 novembre 2017, la sénatrice (PS) de la Sarthe, Nadine Grelet-Certenais, allumait en séance ce jour-là la mèche d'une nouvelle polémique sur le tabac. "Il faut aller au-delà du porte-monnaie (...), en s’intéressant notamment aux incitations culturelles à fumer. Je pense par exemple au cinéma qui valorise la pratique. La Ligue contre le cancer démontre dans une étude que 70 % des nouveaux films français mettent à l’image au moins une fois une personne en train de fumer. [Cela] participe peu ou prou à banaliser l’usage, si ce n’est à le promouvoir, auprès des enfants et des adolescents" déclarait-elle.
En réponse, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, avait promis "une action ferme" présente dans le prochain projet contre le tabagisme, et déclaré ne pas comprendre "l’importance de la cigarette dans le cinéma français". Selon les propos rapportés par Public Sénat, l'idée est de s'intéresser à la représentation du tabagisme dans le "marketing social, sur les réseaux sociaux, à la dénormalisation de l’image du tabac dans la société, notamment vis-à-vis des jeunes".
Les déclarations de la ministre n'ont pas manqué de raviver des feux mal éteints dans le monde du cinéma, qui rejette l'hypothèse d'une interdiction du tabac dans les films, au nom de la liberté d'expression. "Il faudrait brûler tous les films de Claude Sautet !" s'énervait d'ailleurs Serge Toubiana, président d'UniFrance et directeur de la Cinémathèque française de 2003 à 2016. "Si on se met à dire que le cinéma français censure des acteurs parce qu'on n'a pas le droit de fumer, on se tire une balle dans le pied (...) Il faut laisser l'art vivre librement, la musique, la peinture, le cinéma, la littérature et arrêter d'interdire".
Quelques jours plus tard, la ministre de la Santé fut contrainte de rétropédaler, assurant dans un tweet "n'avoir jamais évoqué l'interdiction de la cigarette au cinéma ni dans aucune autre oeuvre artistique". "Un film n’est pas là pour refléter la société telle que l’Etat voudrait qu’elle soit. [...] C’est une réalité, beaucoup de gens fument" expliquait de son côté Frédéric Goldsmith, délégué général de l’Union des producteurs de cinéma (UPC), interrogé par l’Agence France-Presse. Et d'ajouter que la lutte contre le tabagisme "ne peut pas passer par une atteinte à la liberté de création".
La cigarette au cinéma, une vraie incitation au tabagisme ?
Selon une étude menée en 2012 par l'institut de sondage IPSOS, conjointement avec la Ligue contre le cancer, le tabac est encore très présent dans le cinéma français, même si la fameuse Loi Evin de 1991 interdit la publicité pour le tabac. Entre 2005 et 2010, "environ 80% des films français les plus vus présentent des événements tabagiques et des objets liés au tabac tels les briquets, cendriers et paquets de cigarettes" précisait l'étude, consultable ici.
En 2016, l'OMS estimait que "les films comportant des scènes de consommation de tabac devraient faire l’objet d’une classification", s'appuyant sur son rapport, Smoke-Free Movies Report – From evidence to action. "Alors que la publicité pour le tabac est de plus en plus strictement réglementée, le cinéma est l’un des derniers canaux par lesquels des millions d’adolescents sont exposés sans restriction à des images de consommation de tabac", déclarait alors le Dr Douglas Bettcher, Directeur du Département OMS Prévention des maladies non transmissibles. "La consommation de tabac dans les films peut constituer une forme efficace de promotion des produits du tabac", ajoutait le Dr Bettcher; "Or, le droit international impose aux 180 Parties à la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac d’interdire la publicité en faveur du tabac, la promotion et le parrainage".
Les cigarettiers en embuscade
Dès les années 1950 aux Etats-Unis, des études scientifiques soulevèrent la nocivité du tabac sur la santé. La pression réglementaire se faisant logiquement de plus en plus forte, il a fallu pour les fabriquants de cigarettes trouver de nouveaux débouchés afin de promouvoir leurs produits. C'est ainsi que le contournement des restrictions publicitaires se sont notamment faites par le cinéma. Devenir partenaire du cinéma en échange de placements de produits s’avère être une alternative efficace pour des industriels du tabac soucieux de toucher les plus jeunes.
En 2007, la MPAA, l'organisme de classification des films aux Etats-Unis, a pris la décision de classer les films avec tabac dans la catégorie ''R" (pour "Restricted"). Pour rappel avec cette classification, les enfants doivent théoriquement être accompagnés par un adulte pour voir le film. Les effets de cette mesure semblent avoir été positifs jusqu'en 2010. Selon le US Centers for Disease Control and Prevention (CDCP), le nombre d'apparitions de cigarettes a été divisé par deux cette année-là.
Mais, depuis, la présence de tabac au cinéma est repartie à la hausse. Depuis 2010, la moitié des Etats américains ont subventionné ou réduit les impôts des films qui laissaient apparaître le tabac. Même des films pour enfants. Le CDCP souhaite qu'il n'y ait plus de subventions et plus de réductions d'impôts en cas de présence du tabac dans un film. Selon le CDCP, la présence de tabac a augmenté de 72% entre 2010 et 2016, tandis que 67% des films classés "R" sortis en 2016 montraient une présence du tabac sous différentes formes à l'écran. En 2014 déjà, le CDCP estimait que l’exposition à la consommation de tabac dans les films aurait incité plus de six millions d’enfants vivant aux Etats-Unis à devenir fumeurs. Toujours en 2014, la consommation de tabac apparaissait dans 44% de l’ensemble des films produits à Hollywood, et dans 36% des films destinés à la jeunesse. Entre 2002 et 2014, de telles images figuraient dans presque les deux tiers (59%) des plus gros succès du cinéma.
Le Surgeon General des États-Unis (l'équivalent d'un médecin général à la tête des services de Santé, mais ayant aussi des responsabilités civiles) déclarait d'ailleurs qu’à l’avenir, la classification «pour adultes» -c'est-à-dire carrément la classification NC-17- des films comportant des scènes de tabagisme permettrait de réduire de près d’un cinquième les taux de tabagisme des jeunes aux États-Unis, et d’éviter un million de décès imputables à ces produits chez les enfants et les adolescents.
En mars 2015, Bob Iger, PDG de Disney, décidait d'interdire dans toutes les productions de la maison aux grandes oreilles la cigarette, devenant la première Major à prendre une décision aussi radicale. Les autres studios ne semblent pas particulièrement pressés d'emboîter le pas. En France comme outre-Atlantique, face aux enjeux de santé publique, et bien que traité de manière très différent, le débat est donc loin d'être tranché et terminé. Pas sûr au final que le cinéma français, au nom de la liberté d'expression, puisse encore longtemps s'exonérer de toute introspection sur ce sujet dans les productions -et années- à venir.