Ce mercredi 9 mai, à Cannes, Jacques Audiard, Cédric Klapisch, Bertrand Bonello, Céline Sciamma et Rebecca Zlotowski ont réalisé un rêve de gosse : interviewer durant deux longues heures Martin Scorsese. Le cadre - le Carrosse d'Or décerné au maestro par la Quinzaine des Réalisateurs - etait propice à la réalisation de ce fantasme de cinéphile. Et Scorsese s'est prêté avec bonhomie et enthousiasme à l'exercice, répondant avec un débit de parole toujours aussi sidérant aux questions de ces pairs. Devant une salle, celle du Théâtre Croisette, comble et attentive, le cinéaste a égréné souvenirs, anecdotes et considérations philosophiques sur le cinéma et la vie.
Affaire de dosage
Martin Scorsese : La dimension tragi-comique de la vie m'a toujours accompagné. Et c'est très important dans le cinéma américain, c'est un héritage de la Commedia dell'arte. Tout est affaire de dosage, il ne faut pas abuser du rire dans la création.
Prendre du plaisir
Je ne pense pas du tout que La Valse des pantins soit une comédie. En tous cas ce n'est pas du tout l'expérience que j'en ai eu. C’est Robert De Niro qui m'a poussé à faire ce film. Je rechignais souvent aller sur le plateau, c'était douloureux pour moi. Je crois que je me reconnaissais trop dans le personnage principal. La dernière fois que j'ai vu Jerry Lewis en interview, il avait 91 ans. On lui a demandé ce qu'il recherchait avant tout dans son travail. Il a répondu que s’il arrivait sur le plateau et qu'il ne prenait pas plaisir, c'est qu'il n'avait rien à y faire. Il avait tout à fait raison. Prendre du plaisir, cela ne veut pas dire obligatoirement rire toute la journée. Ça veut surtout dire se concentrer sur son travail, bien faire les choses et arriver à obtenir ce qu'on recherche. Et si on sent que quelque chose ne va pas, c'est qu'on n’a rien à faire là.
La simplicité d'Eastwood
Lorsque je dis que j’envie la simplicité de Clint Eastwood - et je pourrais dire la même chose de Renoir ou Bunuel-, je veux dire que j'envie sa simplicité apparente. Cette impression que le film s'est fait tout seul. Mais rien ne se fait tout seul. Les films naissent au prix d'un grand effort de préparation, on y met son cœur, ses tripes et sa passion. Leur simplicité est le fruit de cet énorme travail. Mais moi, je ne sais pas faire comme ça.
Storyboards
J'étais un enfant asthmatique, qui vivait dans une maison sans livre. Et la seule façon de m'évader était le cinéma et la musique. J'essayais de faire le lien entre les films que je voyais, la musique que j'écoutais, et les drames que je vivais à l'intérieur de ma maison et ce que je voyais à l'extérieur. Je dessine en permanence. Aujourd'hui on appellerait ça des storyboards. Ce qui a toujours été fondamental pour moi c'est d'avoir déjà le découpage, pour savoir de quels plans je disposerai au montage. C'était le cas notamment pour les scènes de boxe de Raging Bull et pour Taxi Driver. À l'époque, je ne disposais pas d'autant de temps aujourd'hui. Il fallait que j'assure certains plans. Cette façon de travailler m'a toujours accompagné.
Improvisation
On ne contrôle pas tout sur un film, il y a bien souvent des accidents heureux sur le tournage. Et ne croyez surtout pas que j’empêche cela. Je suis au contraire à l'affût de ce genre de moments. Ça a notamment été le cas sur Taxi Driver avec la réplique “Are you talking to me ?” ou sur Les Affranchis avec la scène de “Tu me trouves marrant ?”. Joe Pesci n'a d'ailleurs accepté le rôle qu’à la condition de pouvoir inclure dans le film cette histoire qui lui était arrivée dans la vraie vie. Je ne l'avais pas intégrée au scénario, mais je savais à quel moment on allait pouvoir la tourner.
Casino, film limite
Oui, on peut dire que Casino est un film étrange. De nombreuses scènes n’étaient pas prévues dans le scénario, comme par exemple la scène de rendez-vous dans le désert entre Robert De Niro et Joe Pesci. Et les scènes entre Robert De Niro et Sharon Stone ont été beaucoup improvisées dans le but de leur donner le plus de vie possible. Casino est vraiment un film limite, on est toujours à deux doigts de l'explosion. C'est d'ailleurs pour cela que le film s'ouvre sur une explosion. Je voulais savoir jusqu'où on pouvait aller dans la vitesse. Il est donc logique qu’après Casino je sois parti dans une toute autre direction.
Les mains de Balzac
Lorsqu'on fait un film, il faut faire des sacrifices. Et lorsque vous faites le bon choix c'est très gratifiant. Et dans ces moments-là, on se dit qu'il est formidable de faire des films. Au sujet des sacrifices à consentir, je me souviens d'une anecdote sur Rodin. Vous le savez, il a sculpté un buste de Balzac. Les premiers spectateurs l’ont félicité sur le réalisme des mains de son Balzac. Rodin, ulcéré par ces compliments, a pris une hache et a tranché les mains. Il ne voulait pas que les spectateurs s’attardent sur un détail, il souhaitait qu’on voie l’oeuvre dans sa totalité. Je ne sais pas si je serais capable du même geste de courage que Rodin. Lorsque vient le moment du montage et que je ne résous pas à sacrifier un plan magnifique qui ne convient au film, je fais appel à une tierce personne qui, elle, n'hésite jamais à couper un plan inutile. Je m'en remets à elle, même si c'est une souffrance pour moi.
Transcendance
Oui, nous allons tous mourir, et le cinéma aussi. Mais qui a dit que c’était pour aujourd'hui ? Il ne faut pas se soucier de ce que le cinéma rapporte financièrement, mais uniquement de ce qui nous apporte. Le cinéma a tellement bouleversé ma vie, et je ne peux pas imaginer qu'il n’en soit pas ainsi pour d'autres. J'ai vu Ordet une seule fois dans ma vie mais je n'ai pas besoin de le revoir. Il est là il est en moi. Il m'accompagne il a pas longtemps. Et je pourrais encore citer beaucoup de films français, américains et italiens. Pour moi le cinéma change la vie, c'est une expérience proche de la transcendance. Alors pourquoi se refuser ça donc nous sommes encore vivants ?
Héritage
La plus jeune de mes deux filles, Francesca, a aujourd'hui 18 ans. Elle a vu son premier film à l'âge de 2 ans. J'ai commencé par lui montrer des films d'animation, puis je lui ai fait découvrir Chaplin, Harold Lloyd et Buster Keaton. Ensuite j'ai essayé de lui montrer une comédie musicale, une comédie, un film d’Howard Hawks… Et avant que je ne m'en rende compte, elle et ses amis avaient vu plus de 300 films. Je ne sais pas ce qu'elle fera de sa culture, mais en tout cas elle est présente.
La rencontre avec Scorsese était précédée d'une projection de Mean Streets.