De Humani Corporis Fabrica de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor
De quoi ça parle ? Il y a cinq siècles l’anatomiste André Vésale ouvrait pour la première fois le corps au regard de la science. DE HUMANI CORPORIS FABRICA ouvre aujourd’hui le corps au cinéma. On y découvre que la chair humaine est un paysage inouï qui n'existe que grâce aux regards et aux attentions des autres. Les hôpitaux, lieux de soin et de souffrance, sont des laboratoires qui relient tous les corps du monde…
Un film transgressif et politique
Après s'être intéressé au cannibal japonais Issei Sagawa dans Caniba, Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor filment le corps humain comme on ne l'a jamais vu. "Comme dans nos autres films, on se tient à un seuil entre la beauté et l’horreur", affirme Paravel. Le duo cherche toujours à réinterroger les tabous, à expérimenter pourquoi et en quoi il y a des interdits, des refoulements.
Avec De Humani Corporis Fabrica, il s'agissait de se confronter à notre propre finitude, "au double sens du rapport à la mort à venir inéluctablement et de la clôture de chaque corps : clôture qui désigne à la fois le corps physique, l’enveloppe que nous vivons étanche de notre peau, et l’individu comme valeur, peut-être surévaluée, ou qui dissimule combien nous sommes aussi des êtres collectifs".
Au-delà des images chocs, le film montre la fragilité "de notre état sanitaire, à toutes les échelles, individuelles, familiales, amicales, et jusqu’au niveau de la planète." Une vulnérabilité renforcée par la pandémie de Covid-19. Lucien Castaing-Taylor précise : "Le film voudrait inciter aussi à penser autrement à notre corps individuel et collectif, et aussi aux relations aux autres espèces – pas seulement les virus, qui sont à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de chacun(e), mais l’ensemble des êtres. C’est une des dimensions politiques du film."
Signification
Le titre du documentaire renvoie à De humani corporis fabrica libri septem ("À propos de la fabrique du corps humain en sept livres"), un traité d'anatomie humaine d'André Vésale, qu'il a rédigé entre 1539 à 1542. Il s'agit d'un ouvrage fondateur de l'anatomie moderne, marquant un tournant historique dans le rapport à la science, à la médecine et aux corps.
À l'instar de la structure du livre, De Humani Corporis Fabrica devait être découpé en sept séquences tournées dans sept pays et montrant sept opérations chirurgicales concernant différentes parties de l’anatomie (le squelette, les muscles, les viscères, le cerveau, le système nerveux, le système sanguin, le système respiratoire). Mais les réalisateurs ont abandonné cette idée, trop complexe à mettre en œuvre et qui risquait de figer leur approche.
Filmer l'intérieur du corps humain
Les réalisateurs ont d'abord essayé plusieurs modèles de caméras endoscopiques, mais elles manquaient d’autonomie car elles devaient rester attachées à une colonne ou à une prise. Désireux d'être plus libres dans leurs mouvements, ils ont demandé à un ami à Zurich, Patrick Lindenmaier, et à sa société, Andromeda, de leur fabriquer une très petite caméra avec une esthétique très proche de celle des optiques médicales, mais qui était complètement autonome.
Lucien Castaing-Taylor précise : "Il s’agit d’une version modifiée d’une “ lipstick camera ”, matériel de prise de vue très petit et maniable, de la taille d’un bâton de rouge à lèvres. Pratiquement tout ce qui est filmé par nous l’a été avec cet appareil, qui donne aux images une plasticité qui les lie aux images filmées à l’intérieur par les outils des médecins et des chirurgiens, et qui constitue près de la moitié du film. Le but est d’inviter à percevoir les liants et les affinités entre intérieur et extérieur, entre corps du patient et corps médical".
Ils ont aussi utilisé les caméras scialytiques installées au-dessus de la table d’opération et qui enregistrent tout ce qui se passe, à des fins d’archives, d’enseignement, éventuellement aussi judiciaires, ainsi que des images filmées à l’intérieur des microscopes.
Séquence finale
Le film s'achève dans une salle de garde, sur les murs de laquelle a été dessinée une fresque pornographique représentant les médecins des différents services.
"Pour moi, cette scène montre le trouble inhérent à l’activité médicale, qui consiste à faire un grand nombre d’actes interdits dans la vie courante, qui font intrusion dans les corps de multiples manières. Tout le monde fait comme si cela allait de soi mais il y a une zone de malaise énorme pour ceux qui pratiquent cela en permanence, malaise qui a besoin d’exutoires, de traductions visibles pour que les praticiens puissent continuer à vivre et à exercer leur métier. C’est typiquement une thérapie carnavalesque, où le recours à l’obscène est une réponse purgative ou cathartique aux violences qu’ils subissent", déclare Lucien Castaing-Taylor.