On vous avait prévenu : l'affaire des cartes illimitées n'allait pas s'arrêter avec la fin du millénaire ! Les cartes font donc leur grand retour sur le devant de la scène, ainsi que la polémique qui les entoure. Le prochain théâtre des "affrontements" entre partisans et adversaires des cartes sera le Palais-Bourbon. Les élus étudieront, en effet, dès le 23 janvier prochain la loi sur les nouvelles régulations économiques, dans laquelle est intégré le projet de loi de Catherine Tasca sur les cartes illimitées.
Le "projet de loi Tasca"
Entrons dans le détail de l'article 54, qui regroupe les dispositions visant à encadrer la gestion des cartes illimitées. Comme annoncé par la ministre lors du Congrès des exploitants, à l'automne dernier, le texte prévoit une réglementation très stricte.
L'agrément du CNC
Les formules d'abonnements illimités au cinéma devront être agréées par le CNC (Centre National de la Cinématographie).
Toutes les formules existantes et à venir devront donc obtenir l'accord du CNC pour être valables. De même, toute modification de ces abonnements devra obtenir l'agrément.
Les groupes ayant déjà lancé ce type d'abonnements auront un délai de 3 mois après la promulgation de la loi pour régulariser leur situation.
Des garanties pour les ayants droit
Toute entrée enregistrée dans le cadre des formules d'abonnements doit être l'objet d'une stricte traçabilité.
Les ayants droit seront rémunérés sur la base d'un prix de référence par entrée.
L'exploitant doit s'engager sur ce prix vis-à-vis des producteurs et distributeurs, conformément à la pratique en vigueur pour la répartition des recettes des entrées vendues à l'unité.
Ouverture aux exploitants indépendants
Les groupes qui lanceront des formules d'abonnements illimités devront obligatoirement offrir la possibilité de s'associer à ces abonnements aux exploitants indépendants en situation de concurrence avec eux, c'est-à-dire dépendant de la même zone de chalandise.
Une gestion transparente
Chaque exploitant proposant une formule d'abonnement illimité aura pour obligation de fournir au CNC :
- les conditions générales d'abonnement
- l'engagement vis-à-vis des producteurs, distributeurs et ayants droits (voir au point 2)
- le cas échéant, le contrat d'association qui le lie dans le cadre de cette formule à d'autres exploitants. Sur ce dernier point, attention : ce contrat ne pourra comporter aucune clause de programmation ou d'exclusivité sur la formule d'abonnement. En théorie, les exploitants indépendants devraient donc pouvoir s'abonner à toutes les cartes, sans droit de regard des grands groupes titulaires de ces cartes et sans conséquences sur l'obtention ou non des copies. Ce qui est très loin d'être le cas, aujourd'hui, dans la pratique, nous y reviendrons.
Voilà les grandes lignes du texte qui sera présenté devant l'hémicycle. Dans les grandes lignes seulement, car plusieurs amendements devraient être proposés à partir de mardi, pour combler d'éventuels "lacunes" ou "oublis" du texte, ou préciser certains des points évoqués.
Les indépendants toujours au coeur du débat
Si ce texte a le mérite d'exister et d'avoir trouvé une place assez rapidement dans le calendrier parlementaire, il ne fait, cependant, pas l'unanimité dans la profession. En effet, les exploitants indépendants se sentent quelque peu "oubliés" par ce projet de loi.
Si le texte prévoit de leur ouvrir les portes des abonnements illimités sans notion d'exclusivité - ce qui signifie qu'ils pourront adhérer à toutes les cartes de leur secteur -, il n'est, en revanche, question nulle part du coût qu'ils devront assumer. Le texte ne prévoit, en effet, aucune compensation financière pour les indépendants. Or, les cartes ne sont pas rentables pour les petits exploitants. Elles ne le sont déjà pas pour les grands groupes, qui se rémunèrent sur les confiseries. Rappelons que les petits exploitants n'ont pas, eux, accès aux ventes de confiseries !
L'ARP, qui regroupe auteurs, réalisateurs et producteurs, et l'AFCAE, association française des cinémas d'art et d'essai sont donc à nouveau montés au créneau dès la semaine dernière pour défendre les exploitants indépendants. Les deux organismes opèrent un vaste lobbying auprès des élus, avec un seul objectif : faire ajouter dans le texte un amendement imposant des garanties aux exploitants indépendants qui adhéreront aux cartes, afin qu'ils n'assument pas ces formules à perte. La position des salles indépendantes est claire : les groupes qui gèrent les abonnements illimités doivent assumer le coût de ces formules, qu'il y ait au final une perte ou un bénéfice. En gros, les indépendants ne doivent être qu'un relais de ce service, mais sans s'y investir. Si l'idée fait son chemin, la commission des finances, qui a examiné le projet de loi, a toutefois déjà rejeté un amendement du député Christian Cuvilliez allant dans ce sens.
Les enjeux du dossier des cartes illimitées
Pour mieux comprendre les enjeux de cet article de loi, il est nécessaire d'étudier de près la situation actuelle.
Pour les spectateurs, il est évident que les cartes sont une aubaine : le cinéma à bas prix intéresse a priori tout le monde ! Mais quand un produit est bien moins cher dans une boutique que dans celle d'à-côté, on se demande, en général, où est le défaut de fabrication... Pourquoi n'en serait-il pas de même pour le cinéma ? Pour vendre moins cher, il y a obligatoirement un maillon de la chaîne où les coûts sont compressés. Et, en l'occurrence, dans le cadre des cartes illimitées, c'est le maillon de la remontée des recettes qui pâtit. Sont touchés les producteurs, les distributeurs, et les auteurs... Il y a, en effet, une différence entre récupérer quasiment la moitié du prix d'un ticket vendu 55 francs et la moitié d'un ticket vendu 33 francs... Rappelons que l'argent ainsi récupéré sert à faire tourner l'industrie française du cinéma, et donc à produire ! Ce projet de loi entérinant l'existence des cartes, il est évident que le manque à gagner sera conséquent.
Du côté des salles, la situation n'est pas plus rose. Pour évoquer la menace économique qui pèse sur les cinémas indépendants, nous avons choisi l'exemple du Cinéma des Cinéastes. Doté de trois salles et situé au bas de la Butte Montmartre, à Paris, il appartient à l'ARP. Il n'est pas en situation de concurrence directe avec les cinémas proposant des cartes illimitées : le seul multiplexe du secteur est le Pathé Wepler, qui ne propose pas de carte. En revanche, le Cinéma des Cinéastes accepte toutes les formules d'abonnement illimitées, bien qu'il ne soit pas officiellement affilié aux cartes. Selon Laurent Hébert, directeur et programmateur de la salle, celle-ci a enregistré sur l'année 2000 le même nombre d'entrées que l'an dernier. Mais derrière ce chiffre, se cache deux observations. D'une part, la salle n'a pas bénéficié de la hausse de 13 % de la fréquentation sur Paris et la Région parisienne sur cette même période. Pire encore, parmi les entrées enregistrées, 6,5 % concernent des tickets vendus aux abonnés de cartes illimitées. Tickets qui sont d'ailleurs donnés plus que vendus, puisque c'est une pure perte pour le cinéma : en effet, bien que recevant la facture chaque semaine, les groupes exploitant les cartes n'ont jamais versé la moindre rémunération au Cinéma des Cinéastes, car celui-ci ne leur est pas "affilié". Vous aurez compris que l'acceptation des cartes est, avant tout, un acte de résistance de la part du cinéma, mais surtout un révélateur de la perte encourue par les cinémas indépendants. Le Cinéma des Cinéastes, bien que jouissant d'une position géographique relativement privilégiée et d'une stabilité de ses entrées en volume, accuse, en réalité, une perte de 6,5 % de ses entrées.
Pourquoi est-il si important de défendre les cinémas indépendants ? Au nom du pluralisme, d'une part. Une situation de monopole des multiplexes serait désastreuse. En effet, les grands groupes de l'exploitation sont aussi des grands groupes de distribution et s'ils venaient à monopoliser les salles, ils monopoliseraient, de fait, la programmation. Ce qui empêcherait la distribution de certains films jugés peu commerciaux, et donc, à terme, leur production. La question n'est pas, contrairement à ce qu'on lit parfois, de savoir si le public veut tel ou tel type de film. C'est une lapalissade que de dire que les films d'auteurs ne font pas autant de recettes que les films commerciaux, faute de quoi ils entreraient dans cette seconde catégorie.
Ce qu'oublient les défenseurs des cartes, c'est que les films d'auteurs sont, avant tout, des laboratoires de recherche. Tous les grands groupes industriels consacrent une partie de leur budget au département "Recherche et développement", qui atteint parfois les 15 %. Pourquoi le cinéma n'aurait-il pas ses propres labos, qui permettent aux talents de demain de grandir ? A l'heure actuelle, les systèmes de soutien permettent à de jeunes cinéastes de faire leurs armes, et de bénéficier d'avance sur recette, d'aide à la distribution, et même à l'exploitation. Pour avoir une idée plus précise de l'importance de l'exploitation, prenons l'exemple de Dominik Moll. Heureux réalisateur de Harry, un ami qui vous veut du bien, il a séduit en 2000 plus de 1,8 million de spectateurs : son premier film, Intimité, n'avait réuni que 8 000 spectateurs... Et pourtant, le réalisateur indique que s'il n'avait pas fait ce film, il n'aurait jamais pu réaliser le second : c'était une étape nécessaire pour arriver à maturité, et réaliser un succès. D'où l'importance, pour les auteurs, d'être présentés au public. Ceux qui les accueillent sont, le plus souvent, les cinémas indépendants. D'où l'importance de la survie de ce réseau.
F.M.L