AlloCiné : Si vous n'aviez pas été réalisateur, qu'auriez-vous fait ?
James Gray : Et bien, en fait, je crois que j'aurais été sans emploi. Ou peut-être peintre. Cela correspond assez au sens visuel que j'ai. Je ne pense pas comme beaucoup que j'aurais pu écrire des histoires, des livres. Je n'ai pas de compétences en la matière. Je suis plus à l'aise dans le visuel. Donc, je pense que j'aurais sûrement été peintre.
Le premier film que vous ayiez vu sur grand écran
Je ne me souviens plus très bien. Mais, je sais ce que c'est. Parce que ma mère avait écrit une sorte de journal de mon enfance et de celle de mon frère. Il l'a trouvé il y a deux ans. Et donc je sais que c'était Pinocchio en 1971 ; j'avais deux ans.
Votre réalisateur de référence
C'est vraiment très difficile. C'est un peu comme dire qui est la plus belle femme du monde. Vous avez beaucoup de types différents, d'ambiances, de styles. Cela peut être Fellini, Jean Renoir, Rossellini, John Ford... Ca dépend vraiment de mes goûts du moment. Si je devais vraiment en choisir un, je pense que je dirais Jean Renoir. Et Fellini.
Votre meilleur souvenir professionnel
En fait, je crois que c'était quand j'ai reçu un coup de téléphone qui me disait "Tu vas faire ton premier film". C'est vraiment ce qui pouvait m'arriver de mieux. J'étais assis dans mon petit appartement de Los Angeles, et je mangeais des bretzels. Je crois que j'étais à quatre jours de ne plus avoir un seul sou en poche. C'est vraiment un très grand souvenir.
Mais, en tant que réalisateur, je crois que c'est le fait d'avoir travaillé avec Vanessa Redgrave. Tous les acteurs avec qui j'ai travaillé sont géniaux, mais elle a quelque chose en plus, une aura que vous ne pouvez rater.
Votre plus grand regret professionnel
J'ai un tas de profonds regrets. J'aimerais être beaucoup plus drôle dans mes films, avoir un peu plus le sens comique. J'ai vu Playtime de Jacques Tati, il y a assez longtemps. C'est un de mes films préférés. Je l'ai revu il n'y a pas si longtemps ; j'admire beaucoup cette faculté de faire ce genre de films, parce qu'il y a très peu de dialogues. J'aimerais vraiment être qualifié pour faire des choses comme ça. Je ne sais pas si c'est vraiment un regret, parce que ce n'est pas vraiment quelque chose que je puisse changer...
La rencontre déterminante dans votre carrière
J'ai fait un court métrage qui était très mauvais. Mais pour des raisons que j'ignore, le film a bien été reçu, et j'ai rencontré un type, Paul Webster, qui m'a dit "Je vais produire ton premier film". Il m'a en quelque sorte sorti de l'école et m'a lancé dans le bain. Je crois que c'est vraiment à lui que je dois tout ce que je peux vivre depuis trois ans.
Votre film de chevet
Encore une fois, il y a beaucoup de films. Mais, je dirais sûrement Rocco et ses frères de Luchino Visconti avec Alain Delon, Renato Salvatore et Annie Girardot...
Si tout s'arrêtait...
Je regretterais de ne pas avoir fait d'autres genres de films. Ces deux premiers films ("Little Odessa" et "The Yards" NDLR) se ressemblent beaucoup, vous savez, je regretterais de ne pas avoir été capable de me diversifier dans d'autres genres, style fresque historique, comédie... Parce que dans un certain sens, on essaie toujours de prouver sa versatilité. Donc, c'est cela que je regretterais le plus.
Pouvez-vous résumer "The Yards" ?
Je suis très mauvais pour ce genre de choses. Je dirais que c'est un film censé avoir été fait d'une façon assez réaliste, un peu comme les films européens des années cinquante ou américains. C'est un vrai essai d'avoir réalisé un drame dans la tradition de Rocco et ses frères, ou quelque chose dans ce genre.
Donc, je dirais que c'est ma façon à moi d'essayer de remettre au goût du jour ce genre de drame social. C'est l'histoire d'une famille rongée par la corruption de ce monde.
Il y a une certaine similitude, dans la trame narrative, entre "Little Odessa" et "The Yards"...
Dans les films, les opéras, ou toute formes d'art dramatique, de toute façon, on travaille toujours à partir d'archétypes. L'histoire est donc à la fois tout et rien. Ce en quoi vous êtes concernés, c'est que les petits éléments de l'histoire peuvent être les mêmes. Mon premier film était beaucoup plus froid, sur les silences, un peu plus clairsemé. Dans "The Yards", j'ai voulu être beaucoup plus tendre, riche et jouer moins sur les silences entre les personnages. Donc, jusqu'à un certain point, la similitude des histoires, des archétypes m'ont en quelque sorte aidé à me diversifier un peu dans la forme.
Pourquoi avoir confié le rôle principal à Mark Wahlberg ?
Il a eu un contact avec mon agent. Il voulait vraiment le jouer. Il disait "Je veux vraiment jouer ce rôle. C'est exactement moi, je connais ce type". Je l'ai rencontré et je l'ai trouvé très intéressant. Paul Thomas Andersson (le réalisateur de "Magnolia" NDLR) m'a montré des scènes de Boogie Nights. Il était bluffant ; dans un registre tout à fait différent, ce n'est pas le même genre de personnage. J'ai remarqué qu'il avait une sacré vie derrière les yeux. Vous savez, certains acteurs ont besoin de beaucoup de dialogues pour être bon et s'exprimer. Lui pas. Donc, je me suis dit que ça pourrait marcher, d'autant qu'il était passionné pour le contenu. Si un acteur vient avec cette passion, vous savez qu'il y aura du répondant.
Pourtant, il devait incarner à l'origine Willie, rôle finalement tenu par Joaquin Phoenix ?
C'est exact. C'est moi qui voulait ça au départ. Mark me disait "Non, non, je connais Leo, je le connais vraiment. C'est lui que je veux jouer". Joaquin voulait jouer l'autre rôle. Et moi, je voulais qu'il joue Leo. Un jour, j'ai Joaquin au téléphone. Il me dit "Quitte pas, quitte pas". Là, il se met à parler en espagnol à son père et revient au combiné. Je lui dis "Tu parles l'espagnol ?". Il me répond "Oui, je suis né à Porto Rico". Là, je me dis, "Oh, mon Dieu, qu'est-ce que je suis en train de faire ! Je suis vraiment con, c'est évident". Donc, en fait, ils ont joué les rôles qu'ils voulaient à l'origine.
Sur ce film, vous avez travaillé avec deux générations d'acteurs, l'ancienne garde hollywoodienne [James Caan et Faye Dunaway] et la nouvelle [Mark Wahlberg, Joaquin Phoenix et Charlize Theron]. Comment s'est déroulée cette collaboration ?
C'est une très bonne question. Les plus âgés sont vraiment empreints de ce que j'appellerai la méthode Lee Starsberg, Stella Adler, cette tradition de jeu d'acteurs, alors que les plus jeunes ne sont pas vraiment entraînés formellement. C'est à la fois bien et mal. Les plus anciens peuvent être bons sur toute une prise, parce qu'ils ont une grande technique et ils maîtrisent rapidement. Donc, vous pouvez dire la prise "une" n'est pas bonne, la seconde est excellente. Avec les plus jeunes, c'est assez différent. Vous pouvez avoir de très grands moments dans la prise "une", d'autres dans la "sept" ou la "trois"... il faut en prendre un peu partout. Et il faut plus expliquer aux jeunes acteurs, car ils n'ont pas encore ce niveau d'entraînement et d'expérience. Les plus jeunes font toujours quelque chose d'original, de surprenant.
On note dans "The Yards" une dimension politique, ce qui est très rare pour un réalisateur américain de votre âge... [James Gray a tout juste 30 ans NDLR]
Je suis très intéressé par ça, et je trouve que c'est l'une des choses qui manque le plus dans le cinéma américain. Souvent, les réalisateurs n'ont pas vraiment d'approche politique ou historique. C'est un peu comme si les films étaient tous enfermés dans une bulle, sans réelle connexion du monde. Je suis donc vraiment obsédé par la politique. La politique au sens large. Je ne veux pas dire que je sois particulièrement attaché à un certain parti ou une quelconque idéologie. Mais, je crois vraiment que le capitalisme et l'économie de marché sont des principes qui régissent nos vies. On ne peut les ignorer. Ils sont toujours là. Donc, j'espère que c'est quelque chose qui se voit dans ce que je fais, car c'est l'un des thèmes les plus importants aujourd'hui.
Est-ce difficile de trouver le financement pour un film aussi sombre ?
Oui, c'est très difficile. Mon premier film, Little Odessa, a reçu un bon accueil critique. Mais, c'est très difficile parce que le public n'est pas entraîné à accepter les films particulièrement tragiques. Par exemple, si vous donnez toujours à quelqu'un la même nourriture à manger, il y a un effet d'accoutumance. Si on propose aux américains qui sont gavés à longueur de temps de MacDo de la nourriture européenne ou russe, ils goûteront, diront que c'est étrange, qu'ils ne savent pas vraiment ce que c'est. Mais, s'ils en mangeaient plus souvent, ils aimeraient tout simplement.
Ainsi, avoir l'argent pour faire ça est vraiment très difficile. C'est donc une des raisons pour lesquelles il y a eu tant de temps entre mes deux films (six ans NDLR).
En 1995, vous avez déclaré que vous n'aviez pas vu de bons films américains depuis 10 ans. Est-ce toujours le cas ?
Oh, l'arrogance de la jeunesse... (rires). Oui, je pense que c'est toujours vrai. J'ai beaucoup aimé par contre Révélations avec Al Pacino et Russell Crowe. Aux Etats-Unis, il y a une pression économique importante pour faire des films "accessibles". S'installe donc une sorte de stupidité.
Je pense que ça peut changer. Il y a un tas de jeunes qui se font entendre et qui pourraient changer tout ça.
Avez été déçu par le palmarès de Cannes [The Yards était en compétition officielle NDRL] ?
C'est très difficile de ne pas l'être. Le système est vraiment fait pour vous donner envie de gagner une récompense. Je déteste quand je pense comme ça, parce que c'est un scénario ridicule. L'idée de "meilleur" me semble vraiment idiote. Et ce que je déteste, c'est qu'on ne peut pas s'en passer. Mais, je dois avoir une vision globale là dessus. Je suis beaucoup plus calme maintenant. Je crois que tous les films doivent être vus avec de la distance et avec du temps. Ce n'est pas un médium immédiat comme on voudrait trop souvent que ça le soit.
Autrement dit, il faut du temps pour prendre conscience de la qualité d'un film. On ne peut pas dire pour un oui ou un non si un film signifie quelque chose. Donc, il me faut du recul. Bien sûr, au début, j'étais déçu par la réaction qui était assez mitigée, mais c'est une chose à laquelle il faut s'attendre. On ne peut pas faire une oeuvre personnelle qui nous touche et attendre une approbation totale et générale... Donc, je ne suis plus si déçu ! Ni amer !