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    Une comédie musicale culte ressort au cinéma et elle n'a rien perdu de sa magie
    Maximilien Pierrette
    Journaliste cinéma - Tombé dans le cinéma quand il était petit, et devenu accro aux séries, fait ses propres cascades et navigue entre époques et genres, de la SF à la comédie (musicale ou non) en passant par le fantastique et l’animation. Il décortique aussi l’actu geek et héroïque dans FanZone.

    De passage à Cannes, Patricia Ward Kelly (épouse de Gene Kelly de 1990 à 1996) est revenue avec nous sur la magie de "Chantons sous la pluie". Et les mythes qui entourent cette comédie musicale à revoir en salles depuis le 1er juin.

    C'est l'un des plus grands et beaux films du monde, il n'y a pas de débat là-dessus. Ni hier, ni aujourd'hui. Pas plus que lorsqu'il s'agit d'affirmer qu'il n'a pas pris une ride, malgré ses 70 ans, et que sa magie est intacte. On pourrait presque parler de miracle quand il est question de Chantons sous la pluie, bijou de comédie musicale réalisé par Gene Kelly, son acteur principal, avec Stanley Donen.

    Situé à Hollywood, alors que le cinéma passe du muet au parlant, le film multiplie les scènes musicales mémorables et autres moments de drôlerie avec une habileté qui confine au sans-faute. À tel point que sa projection au Festival de Cannes 2022, dans la catégorie Cannes Classics, était l'un des événements de l'édition.

    Pour l'occasion, Patricia Ward Kelly était présente. Celle qui fût son épouse de 1990 à sa mort, en 1996, est aujourd'hui la garante de l'héritage de la star, en tant de directrice artistique de "Gene Kelly : The Legacy". De passage sur la Croisette, elle est revenue avec nous sur le pouvoir de fascination du long métrage, et sur quelques idées reçues qui l'entourent, pour démêler le vrai du faux.

    Chantons sous la pluie
    Chantons sous la pluie
    Sortie : 11 septembre 1953 | 1h 43min
    De Stanley Donen, Gene Kelly
    Avec Jean Hagen, Gene Kelly, Debbie Reynolds
    Presse
    4,8
    Spectateurs
    4,3
    Disponible sur MAX

    AlloCiné : Qu'apporte cette restauration de "Chantons sous la pluie" ?

    Patricia Ward Kelly : Cela réside dans la définition et la clarté de l'image. Même les détails sur les visages et les choses. Ça m'a vraiment sauté aux yeux. Qu'ils soient revenus vers les éléments originaux pour restaurer le film image par image est remarquable, surtout en termes d'investissement et de temps. Et de technologie aussi, car ils ont fait appel aux meilleurs techniciens à tous les niveaux, ce qui demande un vrai budget.

    Les gens attendent toujours le prochain gros blockbuster. Mais il est moins facile de s'emparer d'un classique comme celui-ci, pour investir dessus et faire en sorte qu'il soit disponible à vie, qu'il ne se dégrade pas. Je leur tire mon chapeau pour être parvenus à ce résultat.

    Vous avez parlé de temps : combien en a-t-il fallu pour cette restauration ?

    Je ne sais pas exactement, mais cela a pris longtemps. Je sais, d'après mon propre travail, qu'il est déjà compliqué d'extraire la voix et les claquettes de Gene, car ce ne sont pas des pistes sonores séparées, contrairement à ce qui se fait aujourd'hui. Donc je pense que cela se calcule en années, pas en mois.

    Savez-vous combien de fois vous avez vu "Chantons sous la pluie" ?

    C'est drôle car tout le monde me pose la question. Mais je ne saurais le dire car je l'ai présenté un trop grand nombre de fois dans le monde et dans des lieux emblématiques comme le Royal Albert Hall de Londres, où les 5 000 places étaient complètes tous les soirs. Ou encore le Hollywood Bowl et ses 18 000 places : j'y étais allée avec Gene, et c'était complet, puis j'y suis retournée pour un anniversaire de la sortie, et c'était de nouveau complet. Ce qui est tout simplement incroyable.

    Je l'ai présenté au Luxembourg. En Californie. Dans tous les États-Unis. Et à chaque fois, le public réagit de la même manière. Gene a toujours dit que la danse était un langage universel. Et vous pouvez apprécier ce film, que vous connaissiez l'anglais ou non, car vous comprenez ce qu'il fait dans la mesure où il se sert de la danse pour raconter l'histoire. Le numéro emblématique de Chantons sous la pluie en est d'ailleurs l'exemple parfait.

    Gene voulait que, au lieu d'avoir des numéros musicaux que vous pourriez couper sans que cela ne nuise au récit, la danse serve à raconter l'histoire. Et y a-t-il meilleur moyen de dire que l'on est amoureux qu'en sautant dans des flaques d'eau et en faisant tournoyer son parapluie ?

    Gene voulait que la danse serve à raconter l'histoire

    Il y a comme un mystère avec ce film : il fête cette année ses 70 ans, mais l'amour que lui portent les gens est intact. Comment expliquer que lui et sa magie vieillissent aussi bien ?

    Je pense qu'il y a plusieurs raisons, et la première est que tous les membres de l'équipe étaient au sommet de leur art : le chef opérateur, les éclairagistes, le compositeur et les arrangeurs… L'association de Betty Comden et Adolph Green a donné un scénario très drôle et plein d'esprit, dont l'humour est intemporel. Et c'est vraiment inhabituel, car - et je suis sûr que vous l'avez vécu - il arrive que vous regardiez un film et vous rendiez compte qu'il est resté bloqué dans les années 80, ou que son humour est vraiment celui des années 70.

    Ici, l'humour repose surtout sur l'esprit. Et tout le monde a mémorisé les chansons et leurs paroles. À tel point que si je poste quelque chose sur Instagram, les gens répondent avec les paroles de "Moses Supposes", la réplique "Dignity, always dignity" ("De la dignité. Avant tout de la dignité" en VF) ou toutes celles qui sont drôles. Ils les connaissent toutes ! Des gens m'écrivent aussi pour me dire qu'ils commencent la journée avec "Good Morning", car ça suffit pour les mettre de bonne humeur. Ou certaines familles jouent avec les mots "Moses supposes his toeses are roses".

    Il y a cette constante fluidité du langage, qui fonctionne aussi bien pour un enfant de 2 ou 3 ans que pour un adulte âgé de 102 ans. Je n'arrive pas à citer beaucoup de films… En fait je ne parviens pas à en trouver un seul - et je serais ravie que vous m'aidiez à le faire - qui touche autant de personnes de tous âges.

    Autant d'hommes que de femmes, d'homosexuels que d'hétérosexuels, et toutes les catégories démographiques, aussi bien la classe moyenne inférieure que les plus riches, des enfants en Ouganda avec qui je suis en contact et qui dansent dans la rue que des gens du Festival de Cannes. Et c'est un phénomène mondial. En France, vous avez Jacques Demy et Les Parapluies de Cherbourg, que vous aimez. Mais il pourrait ne pas marcher au Texas. Ou en Iran.

    Ça n'est pas simple en effet. Même un phénomène comme "Star Wars", qui se transmet de génération en génération : il y a d'abord eu plus d'hommes que de femmes parmi les fans, puis le côté science-fiction limite un peu le public. Donc vous avez sans doute raison.

    Et le but de Chantons sous la pluie, comme me l'avait dit Gene, c'est de donner de la joie. Il n'y a pas de message, politique ou non. Pas de volonté sous-jacente de déformer quoi que ce soit. Juste cette envie de donner de la joie. Et ça marche. Nous avons d'ailleurs vu, avec le Covid, à quel point c'était important. Vous pouvez prendre un film comme celui-ci pour acquis, vous dire que ce n'est qu'une comédie musicale.

    Mais lorsque nous avons perdu la possibilité de nous réunir pour découvrir un film dans une salle de cinéma, et de vivre une joie commune, les gens ont commencé à réaliser que c'était non seulement important pour leur esprit, mais également pour leur cœur, leur cerveau et par rapport à ce qu'ils sont. C'est une nécessité, pas quelque chose que l'on peut jeter comme ça. C'est essentiel.

    Maximilien Pierrette / AlloCiné

    De toutes les anecdotes que Gene vous a racontées sur le film, y en a-t-il une que vous aimez particulièrement ?

    J'ai vraiment aimé quand il m'a parlé de la séquence emblématique où il chante sous la pluie. Comme il voulait que la danse soit intégrée au récit, cette scène a été un vrai défi pour déterminer comment y parvenir. S'il avait juste embrassé la fille et fait signe au taxi dans lequel elle partait avant de se mettre à chanter, ça aurait été bizarre. Or, encore une fois, beaucoup de numéros de comédie musicale peuvent être coupés sans que cela ne change le récit. Et c'est d'ailleurs ce qui arrive à la télévision.

    Ici, vous ne pouvez pas les couper parce qu'ils font avancer l'histoire. Gene a donc travaillé dessus avec l'arrangeur Roger Edens, qui a eu une grande influence sur la vie de Judy Garland. Il était d'ailleurs convaincu que les arrangeurs étaient des héros méconnus du cinéma, car on reconnaît les compositeurs, mais la plupart des gens ne peuvent pas nommer Roger Edens, Conrad Salinger ou Saul Chaplin. Mais ce sont des héros pour Gene car ils lui ont permis de faire ce qu'il faisait, dans la mesure où il créait la danse et la mettait ensuite en musique.

    Dans un ballet classique, on a généralement un morceau de musique sur lequel on règle la danse. Ici c'était l'inverse, car la musique a dû s'adapter à la danse de Gene. Et il a expliqué à Roger Edens qu'il recherchait un moyen d'entrer dans ce numéro et Roger, qui était au piano, a trouvé cette introduction que l'on connaît tous et qui n'était pas dans la musique originale. C'était en réalité la manière de Roger de faire entrer Gene dans la scène. Quand vous l'entendez, vous comprenez parce qu'il siffle et fredonne, avant de se mettre à chanter et danser.

    Ainsi, personne ne se demande pourquoi ce type chante sous la pluie. C'est devenu la chose la plus naturelle, si bien que nous le faisons tous à chaque fois qu'il pleut. S'il pleut cet après-midi à Cannes, vous verrez des gens le faire.

    Et c'est amusant car on peut regarder le film quand il pleut, car on est dans l'ambiance. Quand il fait beau car ça nous rafraîchit… C'est aussi pour ça qu'il est universel, car il fonctionne chaque jour de chaque saison.

    Tout à fait !

    Y a-t-il une anecdote que les gens connaissent peu sur le film et que vous pourriez nous raconter ?

    Il y a une anecdote qui est une idée reçue, et les gens me demandent souvent si elle est vraie ou non - car il y a beaucoup de choses fausses sur le film. C'est cette idée qu'il y aurait eu du lait mélangé à l'eau. Il n'y a jamais eu de lait dans l'eau. Ils n'en ont jamais mis pour que les gouttes soient plus visibles à l'image. Presque tout ce que vous lisez sur Wikipedia est faux, il vaut mieux m'écrire pour me poser la question.

    On lit donc que du lait a été ajouté pour mieux voir les gouttes : c'est faux. C'est simplement le résultat d'une cinématographie et d'un éclairage fabuleux. L'idée était de rétro-éclairer [éclairer par l'arrière, ndlr] la pluie afin de mieux la voir. Mais quand Gene danse devant des fenêtres, il y avait le risque que les équipements se reflètent dedans, et qu'il faille refaire des prises. Au final c'est un peu comme lorsqu'il pleut pendant un match : si vous regardez le terrain, vous ne verrez pas les gouttes de pluie. Mais si vous levez la tête vers les éclairages du stade, elles seront alors visibles.

    Leur défi était là, et il est devenu un mythe qui persiste encore aujourd'hui. Il existait déjà lorsque Gene était vivant. Et je dois le démentir chaque jour, parce que des personnes très crédibles affirment qu'il y avait du lait dans l'eau. Ce qui est vrai, en revanche, c'est que Gene était très malade quand il a tourné cette scène : il avait environ 39° de fièvre, donc il faisait appel à une doublure pour être sa silhouette pendant qu'il réglait les angles de caméra et les lumières depuis une nacelle, puis il mettait son costume et allait faire le numéro.

    Le plateau était entièrement drapé de noir, et il y avait des grééments en métal pour l'eau. Il faisait la prise, sortait du plateau et s'allongeait sur le trottoir pour tenter de faire baisser la fièvre, puis il y retournait et recommençait. Vous pourrez aussi lire que son costume en laine a rétréci, mais ça n'est pas vrai non plus. Je déteste ces mythes, car je trouve la vraie histoire déjà incroyable. Il y a également des notes de production qui proviennent de la collection d'Arthur Freed [parolier et producteur, à qui l'on doit certaines des plus grandes comédies musicales lorsqu'il était à la tête de la MGM, ndlr] dont il a fait don à l'Université de Californie du Sud.

    On lit donc que du lait a été ajouté pour mieux voir les gouttes dans la scène sous la pluie : c'est faux

    Je suis allée les voir, et il y a deux notes distinctes, faites par deux personnes, avec un suivi minute par minute. On peut par exemple y lire : "De 9'32 à 9'34, Gene Kelly a retiré sa chaussure gauche". Ou qu'il a changé de pantalon à cause d'un revers élargi. C'est à ce point détaillé. Il est aussi question de sciure de bois ajoutée à l'eau pour obtenir un effet différent sur les éclaboussures. Vous avez sans doute remarqué, en voyant le film, qu'il n'y avait pas de claquettes sous ses chaussures.

    Les gens n'y pensent pas forcément, mais les bruits de claquettes sont en réalité doublés après le tournage. La musique est d'abord enregistrée avec Gene, pour être ensuite jouée en playback sur le plateau. Ensuite, il devait aller dans une cabine avec un casque, et un micro suspendu au niveau de ses pieds, et c'est comme cela qu'ils enregistraient le son de claquettes. Il les doublait lui-même.

    Puisque nous sommes dans les mythes autour du film : y a-t-il vraiment des scènes coupées ? Et savez-vous où elles se trouvent ? Car tous les fans rêvent de les voir si elles existent.

    Il y en a, oui. Il y a toujours des numéros qui sont tournés mais qui ne sont pas retenus dans la version finale. Et ce sont parfois les meilleurs. Gene a toujours pensé que "I've Got A Crush On You", dans Un Américain à Paris, était l'une des meilleures choses qu'il ait faites. Mais qu'une ballade, à ce moment du film, ne faisait que le ralentir.

    Je possède aussi une version du scénario annotée par Gene : ils travaillaient dessus au fil de la production et il faisait des changements, quitte à devoir appeler Betty Comden et Adolph Green, alors qu'ils étaient repartis à New York, pour avoir leur accord et modifier le script. C'est un processus très spontané et fluide, mais je dois vous avouer que je connais mieux les scènes coupées d'autres films que celles de Chantons sous la pluie.

    Warner Bros. Pictures

    Il se dit également que le négatif original a été détruit dans un incendie, est-ce vrai ?

    Il a bien brûlé, oui. Et mon ami George Feltenstein de Warner Bros., à Los Angeles, me l'a re-confirmé et détaillé ainsi : "Il est vrai et déchirant que les négatifs originaux ont été détruits - à l'exception d'une bobine ! - lors du tragique incendie du musée George Eastman House en 1978. Après avoir réalisé des travaux de préservation avec, la MGM avait envoyé tout son matériel contenant du nitrate là-bas pour le mettre en lieu sûr, après deux incendies mortels au studio."

    "La ville de Culver City [en Californie, ndlr] avait donné à la MGM un ultimatum pour qu'elle se débarrasse de ses matériaux contenant du nitrate dans les dix années suivantes. Ils ont obéi et pensaient que tout serait en sécurité au Eastman House, puisqu'il s'agissait de l'une des archives les plus reconnues et respectées. Je me souviens, pendant mon adolescence, avoir vu l'information en Une du New York Times, et avoir été horrifié."

    "Heureusement, les outils de préservation ont été inestimables. Et, dans le cas de films en Technicolor comme Chantons sous la pluie, nous avons ré-aligner certains éléments pour re-créer le négatif. Bien sûr, nous sommes encore à des lieues de ce qui avait été capturé sur la caméra, mais grâce au soin apporté à la fabrication de ces éléments de préservation, nous pouvons parvenir à des résultats étonnants, surtout avec les technologies numériques."

    Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Cannes le 27 mai 2022. La dernière question et sa réponse ont quant à elles été rajoutées par mail dans un second temps.

    "Chantons sous la pluie" a récemment été réédité en vidéo, dans une version restaurée. Laquelle est ressortie en salles le 1er juin, et sera présentée à la Cinémathèque Française les 1er, 10 et 29 juillet, dans le cadre de la rétrospective consacrée à son réalisateur Stanley Donen. La séance du 1er juillet sera en présence de Patricia Ward Kelly.

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