Le 28 février dernier, Andra Day créait la surprise aux Golden Globes, en s'imposant devant Frances McDormand, Carey Mulligan, Vanessa Kirby et Viola Davis dans la catégorie Meilleure Actrice dans un Drame, où elle faisait figure d'outsider. Nommée aux Oscars, elle n'a pu rééditer cette performance, mais nul doute que ce ne sera que partie remise.
Car la comédienne crève l'écran dans Billie Holiday, une affaire d'état, sous les traits de la célèbre chanteuse. Et elle évoque à notre micro ce biopic signé Lee Daniels (Precious, Le Majordome), sorti ce mercredi 2 juin dans nos salles et qui revient notamment sur son engagement et son combat contre le gouvernement américain.
AlloCiné : "Billie Holiday, une affaire d'état" est votre premier film en tant qu'actrice et vous vous glissez dans la peau d'une icône. Le fait de jouer une chanteuse a-t-il représenté un défi supplémentaire, étant vous-même chanteuse ?
Andra Day : C'était un défi oui et j'ai eu une révélation. Car je savais que j'étais capable d'assurer les parties chantées. Puis j'ai réalisé que je devrais le faire avec sa voix. Et puis que je devrais être elle. Ressentir le rapport au public qui était le sien. Donc je me suis rendue compte que chanter ne serait pas si facile, car il me faudrait aussi jouer. Le chant, dans le film, c'est aussi du jeu. Et je me suis dit : "Mince" (rires)
C'était intimidant, définitivement. Mais tellement gratifiant. Je ne pense pas avoir les mots pour vraiment dire combien j'aime Billie Holiday et sa manière d'être. J'aime aussi Lee Daniels, Suzan-Lori Parks [la scénariste, ndlr] et Johann Hari [qui a signé le livre dont le film s'inspire, ndlr]. C'était une bénédiction. Je remercie Dieu de ne pas avoir permis que je m'auto-sabote avec ce rôle - car c'est ce que je faisais en ne voulant pas le jouer dans un premier temps.
Pourquoi ne vouliez-vous pas ?
Car je ne suis pas actrice. Et je ne devrais d'ailleurs pas le dire, car Lee me demandait sans cesse d'arrêter avec cela, en me répétant que j'étais une actrice. Il est vrai que je le suis maintenant, mais à l'époque, et je n'ai aucun souci à le reconnaître, ça n'était pas le cas. Je ne voulais donc pas être une tâche sur l'héritage de Billie Holiday, et cela m'aurait brisé le cœur, car je l'aime énormément.
J'avais souvent cette pensée en tête : "Billie est super. Diana [Ross, qui l'a incarnée en 1972, ndlr] est super. Mais vous vous souvenez quand Andra s'est enorgueillie de la jouer ?" (rires) J'ai eu du mal à surpasser ce sentiment. Mais la rencontre avec Lee a été déterminante, tout comme le fait de voir à quel point tout le monde était dévoué à elle. Mon coach de jeu et mon répétiteur ont aussi beaucoup compté et aidé. Je ne voulais pas être mauvaise.
Je ne voulais donc pas être une tâche sur l'héritage de Billie Holiday, et cela m'aurait brisé le cœur, car je l'aime énormément.
Comment êtes-vous devenue Billie ? Grâce à des vidéos et des enregistrements sonores ? Quel a été l'aspect le plus difficile de cette transformation ?
Je connaissais déjà sa musique, car j'étais une grande fan. Mais j'ai dû réécouter toutes ses chansons, ainsi que des interviews, en plus de lire tous les livres que je pouvais, regarder des documentaires. J'ai essayé d'écouter chaque enregistrement dans lequel elle parlait, avec des humeurs différentes, en faisant attention pour parvenir à distinguer les moments où elle était sous l'emprise de drogue ou d'alcool, sobre, en colère, joyeuse, insouciante… J'y cherchais également sa voix pro, sa voix d'interview. Et les moments où elle était sexy.
Il n'existe pas tant d'enregistrements dans lesquels on l'entend parler. Pas autant qu'il ne devrait y en avoir pour une superstar de son calibre. Mais il y en avait assez pour que je saisisse ses différents états d'esprit et qui elle était dans les différents espaces. J'ai aussi collecté pas mal d'affaires : des chaussures, une marque de lingerie, des boucles d'oreilles, un parfum qu'elle aimait…
J'y suis arrivée à force de parler comme elle et de travailler avec mon répétiteur, de transformer mon corps en perdant du poids, de me mettre à fumer car je n'étais pas fumeuse avant - pas plus que je ne buvais d'alcool mais je m'y suis mise aussi. J'ai aussi changé de langage, adopté un comportement plus sexué à l'image du sien. J'ai écouté des personnes accros ou qui l'avaient été, pour comprendre à quel point l'addiction est une maladie mentale. Tout ce sur quoi j'ai pu mettre la main m'a rapproché d'elle.
Que saviez-vous des addictions avec lesquelles elle se débattait et son activisme, à travers la chanson "Strange Fruit" notamment ?
Je suis fan de Billie Holiday depuis l'âge de 11 ans, donc je savais que le gouvernement s'en était pris à elle à cause de la chanson "Strange Fruit", même s'il m'a fallu plus de temps pour en saisir le sens. Et j'étais également au courant de ses addictions, qui n'étaient pas faciles à jouer. Rien ne l'était d'ailleurs, car je n'ai rien vécu de tel (rires) Mais je n'ai pas eu à séparer les addictions de l'activisme.
Je pense que nous sommes tous accros à quelque chose. Mais cela se manifeste différemment chez les gens, car nous avons tous nos propres traumas. Et c'est ainsi qu'elle est parvenue à surmonter les siens, pour pouvoir monter sur scène et chanter "Strange Fruit". Tout en sachant que, si elle le faisait, elle pouvait être tuée. Il m'a fallu comprendre ses addictions, ses traumas, sa maladie mentale, ses besoins…
Tout allait ensemble, surtout qu'il n'y avait pas de système d'aide, pas vraiment de Mouvement des Droits Civiques à l'époque. Elle a aidé à le relancer. Je me suis vraiment demandé comment elle avait réussi à faire tout cela sans soutien, sans famillle, sans batterie pour la recharger. C'est une héroïne, mais également un être humain, une personne qui souffre.
À quel point ce film est-il encore pertinent pour notre époque selon vous ?
Le sujet du film a toujours été pertinent, car il parle d'intersectionnalité des races aux États-Unis. D'oppression et de criminalisation des personnes de couleurs, à travers la guerre contre la drogue ou cette idée de diviser pour mieux régner, qui consiste à briser l'unité du peuple noir ou les progrès en matière d'égalité. C'est ce que nous voyons avec Billie Holiday ou dans le film Judas and the Black Messiah sur Fred Hampton [leader des Black Panthers dans l'Illinois, ndlr]. Ou encore Bobby Seale, Angela Davis. Il y a une tactique constante de la part d'Hoover et du FBI.
La différence autre cette époque et la nôtre, c'est que c'est aujourd'hui plus systémique, tapi dans l'arrière-plan de façon plus ou moins discrète. Donc c'est toujours pertinent. Et cela se passe au niveau mondial, avec l'avènement d'internet et le boom des réseaux sociaux. On l'a notamment vu avec le mouvement Black Lives Matter, où des nations - dont la France - se sont élevées et ont fait preuve de solidarité. La différence est là aujourd'hui, elle réside dans la globalisation.
Ce film permet la continuation de ce dialogue, de cette communication sur tous ces problèmes raciaux auxquels nous devons faire front. Il faut aussi sans cesse réviser notre histoire et découvrir ce qui ne nous a pas été dit, comme dans le cas de Billie Holiday, il faut lever le voile du mensonge et laisser la vérité briller au grand jour.
De quelle manière Lee Daniels vous a aidée à vous dépasser, lui qui est connu pour mettre ses acteurs à l'épreuve ?
Il aime changer des choses dans les scènes au dernier moment, pour mieux vous pousser à improviser. Mais j'aime cette façon de faire car elle m'aide à grandir. Et je cherchais désespéremment à faire quelque chose de grand, donc peu importe la méthode employée pour que ma réaction soit à la hauteur, et soit naturelle, j'étais partante.
C'est notamment pour cela que je me suis mise à fumer : "Peu importe les conséquences, je m'en occuperai plus tard. Là, maintenant, il faut que cela sonne juste." Pas seulement en termes de jeu, mais également de besoin. Comme si j'allumais une cigarette pendant notre discussion, mais que je le faisais sans y réfléchir, de manière inconsciente.
Donc Lee ajoute de l'imprévu dans les scènes. Comme celle où je m'entraîne, où il a fait entrer le chien. Mais il le faisait car il sentait qu'il le pouvait avec moi. Il me disait : "J'ai le sentiment que je pourrais sauter d'une falaise avec toi." Il savait que je n'allais pas me bloquer en voyant le chien débarquer, mais que j'allais jouer avec cet élément. Sur ce point, nous nous ressemblons comme deux gouttes d'eau. Nous avons le même sens de l'humour, nous sommes divertis par les mêmes choses… Et je voulais être géniale pour lui, donc j'étais prête pour ces imprévus.
Quelle est votre chanson préférée de Billie Holiday ?
Il m'est très difficile de n'en choisir qu'une, car j'aime toute sa musique. Mais "God Bless the Child" me revient constamment. "Don't Explain" aussi. Car elle a écrit ces chansons. Elle a vraiment dû se battre pour cet honneur, et c'est quelque chose qui nous est souvent pris, en tant que femmes noires. Beaucoup de personnes ne savent pas qu'elle a elle-même écrit des chansons. Dont la plupart de ses plus gros succès. Mais personne ne lui donne ce crédit. C'est pourquoi j'aime les mettre en avant.
"Billie Holiday, une affaire d'état" est à voir au cinéma depuis le 2 juin.
Propos recueillis par Emmanuel Itier à Los Angeles le 7 avril 2021 - Retranscription : Maximilien Pierrette