De quoi ça parle ?
Des experts en technologie et des militants sonnent l'alarme concernant certaines de leurs inventions qui provoquent des addictions et vont même jusqu'à déstabiliser les démocraties...
Ca ressemble à quoi ?
Ca vaut le coup d'oeil ?
On aurait dû logiquement se méfier du documentariste Jeff Orlowski. En tout cas le voir venir. Ce natif de New York, âgé de 36 ans, avait déjà signé en 2012 un documentaire très remarqué, Chasing Ice; un portrait du photographe James Balog, qui officiait pour le célèbre magazine National Geographic, et qui s'était spécialisé dans la photographie de l'érosion des glaciers pour prouver les conséquences du changement climatique. Projeté dans 170 pays à travers le monde, 70 universités, présenté dans 70 festivals, il fut même projeté dans l'enceinte de l'ONU, ainsi qu'à la Maison Blanche, à une époque déjà lointaine où le climato-scepticisme n'avait pas encore gagné les murs du coeur de la nation américaine. En 2017, c'est sur l'extrême fragilité des récifs coralliens, avec Chasing Coral, distribué par Netflix, qu'il frappait fort. Là aussi passé par de nombreux festivals et couvert de prix (dont celui du Meilleur documentaire au prestigieux festival de Sundance en 2017), Chasing Coral se révélait être un documentaire remarquable, à la fois très pédagogue et enthousiaste, sans jamais tomber -tout en tirant la sonnette d'alarme- dans le travers de la culpabilisation mortifère.
Le nouveau cheval de bataille du cinéaste s'intitule donc Derrière nos écrans de fumée (The Social Dilemma, en V.O), disponible sur Netflix. Entre documentaire et drame fictionnel, il décortique de manière terrifiante l'envers du décor des algorithmes qui nourrissent les Gafam et le pouvoir démesuré pris par ces géants du Net, au point de saper les fondements même de la démocratie, de manière insidieuse.
"Rien d’excessif ne se glisse lentement dans la vie des mortels qui ne les expose au malheur". C'est sur cette citation empruntée à l'illustre dramaturge grec Sophocle qu'Orlowski ouvre son documentaire. Un malheur ? Des malheurs plutôt. Derrière tous les problèmes liés aux médias sociaux et pointés dans le documentaire, telle que la désinformation, les addictions, la surveillance de masse, etc... Il y a un problème majeur qui en est la cause. Lequel ? Le modèle économique de ces entreprises, axé sur la publicité et la captation de l'attention, à tout prix.
Pour illustrer cette thèse, des "repentis" défilent à tour de rôle à l'écran. Un panel de témoignages qui ressemble à un Who's Who de la Silicon Valley. Tim Kendall par exemple, ancien PDG de Pinterest et ex-directeur de la monétisation sur Facebook. Aza Raskin, architecte du scroll infini passé chez Firefox / Mozilla Labs. Justin Rosenstein, inventeur du bouton Like sur Facebook mais aussi de Google Drive et Google Chat ; Tristan Harris, ex éthicien du design chez Google... De sacrées pointures, des pionniers des réseaux sociaux qui ont contribué à créer "des choses vraiment merveilleuses", comme le dit Tim Kendall, qui ajoute un peu plus loin : "mais nous étions naïfs au sujet du revers de la médaille". Ils ont, à des degrés divers, contribué à créer un monstre protéiformes qui leur a depuis complètement échappé des mains.
Temps de cerveau disponible
C'est un brin médusé, et fasciné, que l'on écoute alors la déconstruction du processus addictif que génère les Applis et autres réseaux sociaux. "Si c'est gratuit, c'est que vous êtes le produit" : Facebook, Google, Instagram, Pinterest, Twitter, TikTok ou encore Snapchat fonctionnent grâce à la publicité. Les annonceurs paient ces entreprises pour afficher leurs publicités afin qu’elles touchent l’audience la plus grande et la plus ciblée possible. Cela dit, il faut nuancer l'affirmation : sur internet, tout ce qui est gratuit ne suit pas nécessairement ce modèle. De même, cette idée de captation de notre attention est ancienne. Souvenez-vous de la fameuse expression formulée en 2004 par Patrick Le Lay, alors président-directeur général du groupe TF1: "Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible"...
Dans le cas des Gafam, le produit, -c'est-à-dire nous-, "est un changement progressif, léger et imperceptible, dans notre propre comportement". C'est là qu'intervient le concept de la captologie. Késako ? Cette appellation un brin barbare vise en fait à rendre la technologie plus persuasive, en poussant volontairement le design à l'extrême afin de modifier le comportement des individus. Parmi les exemples, il y a le fameux "like" de Facebook, les émojis, les trois petits points de suspension que vous pouvez constater lorsqu'un de vos contacts vous écrit, etc... L'objectif est invariablement le même, encore et toujours : capter, donc, notre attention le plus longtemps possible, ce qui permet dans le même temps aux algorithmes d'affiner notre profil, d'anticiper nos envies, ou même les motiver en recommandant telle ou telle vidéo en fonction de nos visionnages passés.
"Les médias sociaux ne sont pas un outil qui n’attend que d’être utilisé" déclare le brillant éthicien Tristan Harris dans le documentaire. "Ils ont leurs propres objectifs et leurs propres moyens de les poursuivre en utilisant votre propre psychologie contre vous." En d'autres termes, les médias sociaux sont un outil vivant, autonome, qui compile sans relâche toutes les données sur nous, pour toujours nous proposer le petit clic qui tombera dans l'escarcelle de la publicité. Non, nous ne sommes plus des "utilisateurs" mais des produits comme un autre. "Seuls deux industries appellent leurs consommateurs "utilisateurs" : celle de la drogue, et celle du logiciel" lâche dans le documentaire Edward Tufte, éminent professeur de statistiques, d'informatique, de design de l'information et d'économie politique à l'Université de Yale, décrit par le New York Times comme le "Léonard de Vinci des données".
Dans cette quête d'approbation sociale permanente rendue possible par la puissance des réseaux sociaux, pointe aussi une terrible dégradation de l'estime de soi, ou a contrario un développement exacerbé du narcissisme. C'est d'ailleurs l'objet d'un passionnant billet, Les réseaux sociaux et les selfies nous rendent-ils plus narcissiques ?, écrit en 2014 par Julien Lecomte, professeur agrégé en information et communication, plus spécifiquement en sociologie des médias. Quoi qu'il en soit, le documentaire évoque une corrélation entre une augmentation du taux de suicide ches les adolescentes américaines issues de la génération "Z", soit celle qui est née après 1996, et les médias sociaux : depuis 2009, ce taux a augmenté de 151% chez les adolescentes US âgées de 10 à 14 ans. Chez les jeunes filles de 15 à 19 ans, c'est une augmentation de 70%. Pourquoi 2009 d'ailleurs ? Parce que la date correspond à l'arrivée des réseaux sociaux sur les smartphones. Si d'autres variables non évoquées dans le documentaire interviennent très vraisemblablement dans ce phénomène, il reste que c'est absolument glaçant.
L'ère du capitalisme de surveillance
Ces réseaux sociaux font de nous des zombies, des dépressifs, des hystériques. Les Gafam nous ont fait entrer dans ce que Shoshana Zuboff, professeure émérite d'Harvard qui témoigne dans le documentaire, appelle le "capitalisme de surveillance". Titre de son ouvrage à paraître en octobre prochain chez nous, elle désigne par cette expression un capitalisme tirant bénéfice de l'observation de tout ce qu'on fait, à travers de grandes entreprises dont le modèle de gestion consiste à assurer le succès des annonceurs. Un marché de masse, qui n'a aucun équivalent dans l'Histoire de l'Humanité.
Ce capitalisme de surveillance qui s’est construit dans le numérique commence désormais à s’étendre au monde réel. Des exemples ? L’appropriation de l’espace publique, minutieusement cartographié par les voitures Google, aux objets intelligents, télé, matelas, frigo, ne fonctionnant pleinement que si l’utilisateur leur donne accès à l’ensemble de ses données.
Un capitalisme de surveillance qui nous enferme aussi dans notre vision du monde, où gravite et prospère la désinformation et le complotisme. Facebook, Google ou Twitter prétendent désormais lutter contre l'épidémie de fake news. Mais n'est-ce pas aussi aller à l'encontre de leurs objectifs financier ? "Dans une logique commerciale, cela n’a pas d’importance qu’un contenu soit vrai ou faux, il faut simplement qu’il suscite de l’engagement : du like, du partage, des commentaires, des réactions… Il existe plusieurs raisons pour lesquelles nous partageons des contenus sur les réseaux sociaux en ligne, et celles-ci ne sont pas toujours en lien avec la véracité de ces contenus, au contraire !" écrit Julien Lecomte, cité plus haut.
"Ces marchés sapent la démocratie, la liberté, et devraient être interdit" lance Shoshana Zuboff en guise de conclusion. Pour l'ensemble des intervenants, un constat clinique s'impose : il faut absolument réguler et encadrer ces géants du Net, envers lesquels les gouvernements sont finalement bien trop accomodants. Il existe bien sûr des lois encadrant le monde du numérique. Mais trop peu. Paré de vertues pédagogiques, liant intelligemment la forme et le fond, très dense parfois, The Social Dilemma pose des questions essentielles sur notre devenir collectif.