L'étonnant documentaire Autonomes, aujourd'hui en salles, met en lumière des gens, hors des radars de la représentation majoritaire qui, parfois seuls, parfois associés, cultivent des modes de vie, de production, de pensée, de croyance, de soin, en rupture au moins relative avec les manières certifiées conformes.
Rencontre avec le réalisateur François Bégaudeau (dont l'adaptation du roman Entre les murs avait remporté la Palme d'or en 2008) pour évoquer cette drôle de plongée aux côtés de personnes qui ont décidé de vivre autrement, le plus possible en autonomie.
AlloCiné : Pourquoi avoir décidé de consacrer un documentaire à des gens en marge de la société, qui décident de vivre autrement, le plus possible en autonomie ?
François Bégaudeau : Je dirais d'abord par affinités. Ce sont des vies qui m'intéressent. On pourrait dire qu'elles donnent un peu l'exemple. En tout cas, elles montrent une voie, une des voies possibles d'alternative économique, politique, spirituelle aussi. Il y a d'abord ça, une espèce de geste d'adhésion : j'ai envie de montrer que ces gens font ça et je pense que ça peut intéresser d'autres personnes.
Après, il y a eu des circonstances un petit peu plus contingentes qui ont fait que je me suis retrouvé en Mayenne, que je m'y suis baladé et que j'ai rencontré des gens comme ça, que j'ai cru, un moment, pouvoir regrouper sous le terme d'autonomie. C'est ainsi que le projet du documentaire est né.
Au fur et à mesure des rencontres, y a-t-il des choses qui vous ont séduites plus que d'autres chez ces personnes aux parcours atypiques, qui ont eu des gestes forts ?
Oui, même si on a pas non plus des gens qui ont pris le maquis radical ! Ce sont des gens un peu comme vous et moi qui ont, c'est vrai, à un moment, franchi le pas, d'abord de s'installer dans le monde rural, ce qui n'est jamais évident dans nos civilisations citadines. Mais moi, ce qui m'épate toujours un peu chez eux, ce que je me disais toujours en les filmant et en les rencontrant, c'est qu'ils ont un courage qu'on est peut-être pas nombreux à avoir. Car il faut quand même se jeter un peu dans le vide.
La deuxième chose, c'est que je voyais qu'ils avaient beaucoup de capacités, ils savent faire beaucoup de choses. Pas forcément parce qu'ils savaient les faire avant de s'installer mais, comme il est dit à un moment, "la nécessité est la meilleure pédagogue". Ca me donnait vraiment la conviction qu'on est toujours en deçà de nos capacités, on en utilise pas beaucoup. Il suffirait qu'on se retrouve dans certaines situations pour pouvoir exercer pleinement ce dont on est capables avec nos mains, nos pieds, notre cerveau... Ce sont surtout, je trouve, des personnes qui développent des savoir-faire et des capacités. J'avais vraiment l'impression de filmer des gens, comment dire... plus capables que moi.
C'est un film à la fois beau, car ces gens osent, dépassent leurs peurs, mais qui fait également un peu peur. On sent en filigrane que c'est dur, que c'est un combat...
Oui, c'est difficile. L'autonomie, on y arrive jamais, c'est presque inaccessible. Ils sont constamment en train d'arracher de nouveaux bouts d'autonomie. Il y a toujours des difficultés qui se présentent, il faut les surmonter, les contourner, c'est du boulot ! Mais après, dans le film, il sont presque tous assez convaincus qu'ils ont fait le bon choix. Ils sont en tout cas en harmonie avec le choix de vie qu'ils ont fait, ce qui ne veut pas dire que la vie en question soit harmonieuse. Elle ne l'est pas toujours, elle est difficile, elle peut être un peu âpre, c'est la vie agricole et ce n'est jamais facile pour ceux-là... Pour d'autres, ils paient un peu le prix de l'indépendance qu'il faut porter sur ses épaules. Je ne dirais pas que c'est effrayant pour eux, mais j'ai au moins l'impression que le documentaire rend assez bien compte du fait que la difficulté ne se dissout pas comme ça. Et puis je pense qu'ils aiment aussi les difficultés, avoir des problèmes à résoudre. Ca les anime.
"Autonomes" met en lumière des valeurs qu'on a peut-être tendance à oublier de plus en plus, comme la solidarité, l'entraide...
Il y a pas mal de documentaires qui, en quelque sorte, parlent de toutes ces hypothèses de vies. Le mien s'ajoute à plein d'autres dont l'objectif est de promouvoir une autre façon d'habiter sa propre existence, d'échanger avec autrui. Et oui, bien sûr, très vite, on s'aperçoit que se développent beaucoup des solidarités, qui sont souvent des solidarités de survie. Pour être autonome, il faut absolument être plusieurs à être autonomes en même temps, et du coup, il faut du réseau. C'est comme ça que ça marche. Car si vous êtes agriculteur autonome, il faut quand même que vous écouliez vos produits. S'il vous manque quelque chose, le voisin sera quand même un allié intéressant, et réciproquement. D'où le troc, le don contre don... Oui, objectivement, ces gens se rendent compte, plus que les citadins, à quel point on a toujours besoin des autres, et que tout seul, on est un peu livré à soi-même.
A titre personnel, l'envie de changer totalement d'horizon, comme l'ont fait certains protagonistes du documentaire, vous a-t-elle un jour effleurée ?
En les filmant, justement, une des choses que je me disais, c'est que j'étais à ma place. Je me disais que je n'avais pas à épouser ce genre de vie car la mienne est faite de telle sorte que je n'en ai pas besoin. Je vis de ce que j'ai toujours voulu faire, je ne suis pas dans une crise telle que j'ai envie de prendre l'air et d'aller vers de nouveaux horizons. Je fais des livres, des films, des pièces de théâtre, mon petit business... Ca me va très bien, je suis plutôt heureux là-dedans, donc je n'ai pas besoin de ça.
En revanche, quand je filmais ces gens-là, avec mon compère cadreur Grégory Morin, je me sentais à ma juste place, celle de faire un peu l'interface entre eux et ceux qui ignorent ces modes de vie. Après, la question de l'autonomie, je me la pose plutôt dans mes domaines à moi, et je pense que tout le monde peut se la poser, qu'on habite en pleine ville à Roubaix ou au coeur de la Bretagne. On peut se poser la question, toujours, de voir comment être autonome dans son domaine d'activité. Par exemple, moi, je me demande comment être un écrivain autonome ou comment faire des films en étant autonome, à savoir comment ne pas dépendre d'un certain nombre de guichets, de subventions, de financiers qui finissent toujours un peu, quand même, par vous modeler les produits qu'ils financent. C'est pour ça qu'on est en train de créer une coopérative avec mes amis mayennais, dont le but est de faire une sorte de circuit court du cinéma...
Il y a plus de douze ans, "Entre les murs", l'adaptation cinématographique de votre livre, remportait la très médiatisée Palme d'or, remise par le Président du Jury Sean Penn. Aujourd'hui, vous réalisez un documentaire sur des gens qui décident de vivre autrement, loin de la vie citadine. C'est un grand écart ou pas tant que ça ?
Ce n'est pas un si grand écart en ce qui concerne les films eux-mêmes, leur facture, la façon dont on les a faits. Entre les murs était produit par Haut et Court, Laurent Cantet était connu, mais sur le tournage, on était des acteurs amateurs, on empruntait quand même pas mal de protocoles au documentaire... Entre les murs, je dirais que c'était un film plutôt pauvre dans l'économie générale du cinéma. Donc, en ce qui concerne la fabrication elle-même et l'objet, je n'ai pas l'impression de faire des choses très différentes quand je fais Autonomes. Après, la visibilité médiatico-spectaculaire d'Entre les murs l'a fait passer dans une autre dimension qui, moi, ne m'a jamais intéressé. D'un point de vue de visibilité, de réseaux, je me sens plus chez moi quand je sors un documentaire comme Autonomes.
Propos recueillis à Paris
La bande-annonce d'"Autonomes" :