FOLLOWING (1998)
Une main gantée ouvre une boîte dont elle examine le contenu (des photos, de l'argent, un hippocampe…), avant de tout ranger, sur une musique qui mélange des sifflements, et des percussions qui ne sont pas sans rappeler les premières notes de "Mombasa" sur la bande-originale d'Inception. Quelques plans rapides en forme d'effet d'annonce, comme si Christopher Nolan nous faisait comprendre qu'il est sur le point de nous ouvrir son coffre à jouets pour révéler ses obsessions de cinéaste en herbe.
Avec le recul, Following ressemble en effet à un brouillon de l'œuvre du réalisateur, et cette ouverture insiste aussi bien sur l'importance des objets chez lui, que sur son goût pour le film noir, genre policier auquel il se réfère souvent et dont on retrouve des traces dans l'usage du noir et blanc (motivé par le fait que le réalisateur est daltonien et maniait lui-même la caméra) et dès lors que le personnage principal joué par Jeremy Theobald apparaît et raconte son récit en voix-off à un interlocuteur que nous ne voyons pas mais qui s'avérera être un policier joué par John Nolan, l'oncle du metteur en scène. L'histoire qui débute sous nos yeux sera donc un long flashback dans laquelle transparaît, outre la notion de fatalité, une envie de moduler le temps qui passe ici par le montage.
MEMENTO (2000)
Chose assez rare dans la filmographie de Christopher Nolan pour être soulignée : il y a un générique de début. D'abord composé de cartons sur fond noir, jusqu'à ce que le titre Memento apparaisse et se superpose à l'image d'un polaroïd. Là encore, nous ne voyons pas le visage du personnage principal mais sa main, qui secoue la photo… et fait disparaître le contenu du cliché petit à petit, avant de remettre la photo dans l'appareil dont elle était sortie, puis de faire revenir un pistolet dans sa main. Et si le concept au cœur de Tenet était né à ce moment-là ? Difficile de ne pas y penser en revoyant l'ouverture de ce long métrage, sorti deux décennies plus tôt, en forme de note d'intention destinée à nous faire comprendre que le récit sera raconté à l'envers et qu'il faudra ainsi se méfier de ce qui nous est montré.
Une première scène en couleurs et sans paroles à laquelle succède un monologue en noir et blanc, dans une chambre de motel que le personnage principal interprété par Guy Pearce peine à reconnaître. Et pour cause : il est atteint d'une forme rare d'amnésie qui l'empêche de se souvenir d'événements survenus une dizaine de minutes auparavant. D'où une perte de répères qui se répercute également chez le spectateur, car Christopher Nolan entremêle deux temporalités sans préciser où elles se situent l'une par rapport à l'autre, et remet nos certitudes en question d'une séquence à l'autre. Nommé aux Oscars après avoir été récompensé à Sundance et Deauville, Memento orchestre le mariage de deux de ses thématiques fétiches, le temps et la manipulation, et cela se voit dès l'ouverture.
INSOMNIA (2002)
Remake du film norvégien homonyme sorti quatre ans plus tôt, Insomnia est l'un des films les plus classiques de l'œuvre de Christopher Nolan. Et cela se ressent dès sa scène d'ouverture, qui vise avant tout à poser le décor : celui de l'Alaska, survolé par l'avion dans lequel se trouve Will Dormer, inspecteur dépêché sur les lieux pour enquêter sur le meurtre d'une adolescente dont nous voyons le cadavre en photo. Le réalisateur lance l'intrigue de façon simple et efficace, et un dialogue avec Ellie Burr (Hilary Swank) laisse entendre que le policier est une véritable légende, ce que l'on peut voir comme un commentaire du cinéaste sur la carrière de son interprète, Al Pacino. Mais cette introduction laisse entrevoir la suite par petites touches, avec cette tâche de sang qui vient rougir les fibres d'un vêtement aussi blanc que la neige et le ciel du théâtre de l'action où le soleil ne se couche pas, symbole d'un crime à venir. A moins qu'il n'ait déjà eu lieu car rien ne précise alors s'il s'agit d'un flashback ou d'un flashforward, lorsque nous voyons le personnage principal tenter d'effacer les traces sur sa manche.
BATMAN BEGINS (2005)
Reboot des aventures du super-héros DC sur grand écran, Batman Begins s'ouvre sur un flashback et revient sur un traumatisme de l'enfance de Bruce Wayne. Mais pas celui-ci auquel on pourrait s'attendre, car la scène d'ouverture du film est axée sur ce moment où le jeune garçon a chuté dans la grotte située sous le manoir de ses parents (et qui deviendra ensuite son QG) où il a été assailli par une nuée de chauve-souris, animal dont il fera son emblème pour mieux transmettre ses propres peurs à ses adversaires. En attendant, ce souvenir le hante encore alors qu'il est, adulte, enfermé dans une prison en Asie : "Tu as fait un rêve ?", lui demande son compagnon de cellule alors que nous sommes revenus au présent. "Un cauchemar", répond le personnage incarné par Christian Bale.
De tous les longs métrages qu'il a réalisés, Batman Begins est sans doute celui qui possède la scène d'ouverture dans laquelle le style de Christopher Nolan se fait le plus discret. Il faut dire que le long métrage, commandé par la Warner, avait pour but de profiter de la nouvelle vague super-héroïque initiée par les X-Men et Spider-Man pour relancer l'Homme Chauve-Souris mis à mal par le Batman & Robin de Joel Schumacher. L'idée n'était donc pas tant à la prise de risques qu'à la multiplication des audaces, quand bien même le résultat est solide, dans sa manière de conduire le récit et ancrer ce dernier dans le réel. Et cela se ressent dans sa scène d'ouverture, bien plus sage que celles des deux opus suivants de la trilogie.
LE PRESTIGE (2006)
"Chaque tour de magie comporte trois parties, ou actes" : la scène d'ouverture comme note d'intention. Après une image énigmatique de chapeaux identiques dans une forêt, dans une atmosphère que vient rompre le "Est-ce que vous regardez attentivement ?" d'Alfred Borden (Christian Bale), Christopher Nolan annonce la couleur avec la voix de Michael Caine. Pendant que ce dernier nous explique les différentes étapes d'un tour de magie, le réalisateur, qui a plus d'une fois comparé son travail à celui d'un prestidigitateur, nous tease la structure de son cinquième long métrage, la manière dont les choses vont se dérouler, en précisant qu'il nous sera difficile de deviner le truc, faute de regarder au bon endroit. Et ce alors qu'une représentation tourne mal à l'écran, et lance un récit en flashback et à deux voix : celles des illusionnistes qui se livrent un duel parfois mortel pour devenir le meilleur. Absent de l'introduction de Batman Begins, le thème de la manipulation revient au premier plan ici, dans ce qui constitue l'un des films les plus personnels et fascinants de son auteur. Et il est vrai que le truc n'est pas facile à trouver.
THE DARK KNIGHT (2008)
C'est à Gotham City que tout change. Avec The Dark Knight, les scènes d'ouverture (ou prologues) de Christopher Nolan deviennent des événements à part entière, projetés dans quelques salles plusieurs mois avant la sortie du film. Et à tout seigneur, tout honneur : c'est le Prince Clown du Crime qui ouvre le bal avec une séquence absolument redoutable en matière de réalisation et de montage. Affublés de masques de clown, des truands braquent une banque appartenant à la Mafia pour le compte d'un mystérieux commanditaire appelé le Joker (Heath Ledger), agent du chaos qui ordonne à chacun de tuer l'un de ses partenaires pour mieux effacer ses traces. Une opération qu'il pilote en réalité de l'intérieur, comme il le révèle en se démasquant dans les dernières minutes, avant de s'enfuir en bus.
Influencé par Heat, dont on retrouve des traces dès ce prologue stupéfiant puis dans le jeu du chat et de la souris entre Batman et le Joker, Christopher Nolan appuie un peu plus l'ancrage de sa trilogie dans l'Amérique post-11-Septembre, en nous présentant un ennemi qui agit de l'intérieur, comme ceux qui ont frappé les États-Unis sept années plus tôt. Portée par la musique tonitruante d'Hans Zimmer, cette séquence marque un tournant dans la filmographie du cinéaste, car c'est à partir de là que ses scènes d'ouverture deviennent comme des courts métrages, certes intégrés au reste de l'histoire, mais qui peuvent se revoir et fonctionner indépendamment de ce qui suit.
INCEPTION (2010)
Un rêve dans un rêve, mis en scène dans une ouverture imbriquée dans une autre ouverture. Pour son premier long métrage original depuis Following, Christopher Nolan donne le ton d'entrée de jeu et nous plonge immédiatement dans ce monde proche du nôtre mais dont il a lui-même créé les règles, ce qui deviendra l'une de ses marques de fabrique. Alter ego du réalisateur qui nous guide régulièrement dans cet univers complexe, où les éléments extérieurs influent sur le décor, le personnage joué par Leonardo DiCaprio nous apparaît d'abord dans l'eau, entouré par un décor en ruines, puis retrouve une vieille connaissance. Alors que des questions nous viennent à l'esprit, nous retrouvons les deux protagonistes dans un flashback en forme de négociation entre le héros, Cobb, et Saito (Ken Watanabe).
A première vue, tout semble normal et nous sommes dans une intrigue d'espionnage classique. Sauf que la scène d'ouverture se déroule dans l'esprit de Saito, qui finit par découvrir la supercherie et met la mission de Cobb et Arthur (Joseph Gordon-Levitt) à mal… avant de réaliser qu'il a bel et bien été dupé puisque ce qu'il pense être la réalité, après son réveil, est en fait un autre rêve. En quelques minutes, Christopher Nolan nous présente aussi bien la forme de son septième long métrage que le fond, via l'irruption de Mal (Marion Cotillard), ex-femme du héros qui le hante jusque dans les songes qu'il créés. Car Inception, au-delà de son concept virtuose, raconte l'histoire d'un homme en quête de liberté, physique et spirituelle, et il ne s'en cache pas dès son prologue efficace.
THE DARK KNIGHT RISES (2012)
Retour dans l'univers de l'Homme Chauve-Souris pour un autre prologue spectaculaire. Après un bref discours de Jim Gordon (Gary Oldman) aux obsèques d'Harvey Dent (Aaron Eckhart) pour rappeler que la ville est orpheline de ses héros depuis sa disparition et celle de Batman, qui a endossé les crimes de Double-Face, la scène d'ouverture a de nouveau pour but de nous présenter le méchant : Bane (Tom Hardy). Comme le Joker, il se cache sur le lieu du crime, alors que la CIA tente d'exfiltrer le scientifique sur lequel lui et ses hommes avaient des vues, intéressés par ses recherches ayant abouti à la création d'un nouveau type de réacteur à fusion nucléaire. "Seul compte le plan", précise le mercenaire pour justifier sa prise de risque, alors que leur avion est abordé par celui de ses hommes.
Pour Nolan, le plan compte autant que son exécution, en forme de morceau de bravoure. Depuis le camion retourné en pleine rue pour les besoins de The Dark Knight, ou la scène du couloir tournant d'Inception réalisée à l'aide de trucages mécaniques uniquement, cette recherche de réalisme dans l'action est également devenue l'une de ses marques de fabrique. Il le prouve ici en faisant tracter un avion par un autre dans le ciel avant de lui couper la queue et larguer sa carcasse dans la nature, cascade effectuée sans recours aux effets numériques comme le making-of l'a prouvé. A l'heure de conclure sa trilogie consacrée à Batman avec The Dark Knight Rises, le réalisateur rappelle dès les premières minutes qu'il ne compte pas se reposer sur ses lauriers et qu'il faut s'attendre à d'autres défis logistiques de ce style à l'avenir. Le tout dans un prologue qui nous présente Bane comme un méchant qui allie intelligence et force physique, et peut attaquer par les airs, là où ses prédécesseurs étaient plus terre-à-terre.
INTERSTELLAR (2014)
Après le prologue aérien de The Dark Knight Rises, Christopher Nolan revient sur Terre avec Interstellar, même si des images d'un vol qui a mal tourné et hante encore le personnage principal (Matthew McConaughey) viennent s'immiscer dans cette ouverture qui, l'air de rien, donne quelques indices sur la suite du récit. Avec cette image de vaisseaux spatiaux miniatures devant une bibliothèque, lorsque s'affiche le titre, ou quand la fille de Cooper, jouée par Mackenzie Foy, parle d'un fantôme. Sans oublier cette femme âgée incarnée par Ellen Burstyn qui témoigne face caméra, sans que ceux qui découvrent le film n'imaginent une seconde que celui-ci débute par la fin.
A l'instar du long métrage au sein de la filmographie de son auteur, le prologue d'Interstellar est davantage humain que spectaculaire, et son but est de faire un état des lieux, de montrer une Terre qui se meurt et contraindra plusieurs explorateurs, dont Cooper, à s'aventurer dans des trous noirs et aux confins de la galaxie, à la recherche d'une autre planète habitable. Prise entre l'avion dessosé en vol de The Dark Knight Rises et le compte à rebours de Dunkerque, cette ouverture paraît étonnamment calme et posée de la part d'un cinéaste qui semble vouloir frapper de plus en plus fort à chaque nouvel opus. Mais c'est, au final, raccord avec ce qu'il propose dans ce film, celui dans lequel l'émotion, trop souvent absente de son cinéma, s'exprime le mieux.
DUNKERQUE (2017)
Cette fois-ci, le calme est de courte durée. Car là où Interstellar revêtait des allures d'odyssée de l'espace, Dunkerque est une course contre la montre qui s'enclenche très vite alors que ces soldats anglais, que nous découvrons au beau milieu d'une rue pendnat que des tracts pleuvent autour d'eux, sont rapidement pris sous le feu des balles ennemies. Seul Tommy (Fionn Whitehead) réchappe à cette attaque menée par des adversaires invisibles, dans un film qui érige la survie comme thème principal dès son prologue où l'on suit la fuite de son héros vers la plage du Nord de la France sur laquelle ses camarades attendent d'être évacués vers la Grande-Bretagne, les "tic tac" qui rythment la bande-originale d'Hans Zimmer se confondant avec le bruit de ses pas.
Comme pour tous les opus de Christopher Nolan depuis The Dark Knight, Dunkerque a vu son prologue projeté en amont de sa sortie. A ceci près que ce que les spectateurs avaient découvert à l'époque n'était pas la vraie scène d'ouverture, mais ce qui suit quelques minutes plus tard : le premier moment où les trois temporalités du long métrage s'entrecroisent. Car quitte à faire un film de guerre, autant le faire à sa façon, avec ses propres obsessions, et c'est tout naturellement que le temps occupe une place majeure dans le récit, qui met en parallèle trois types de lieux (la terre, la mer et le ciel) et autant de lignes temporelles (une semaine, une journée, une heure). Le terme de "course contre la montre" est donc fort à propos, pour évoquer cet exercice de style tendu.
ATTENTION - Les lignes qui suivent évoquent le prologue de Tenet, et contiennent donc des spoilers pour qui ne veut rien savoir. Veuillez donc passer votre chemin si vous n'avez pas encore vu le film, pour mieux revenir ensuite.
TENET (2020)
C'est sur une jolie coïncidence que s'ouvre le onzième long métrage de Christopher Nolan. Car Tenet, qui marque un changement de compositeur (Ludwig Göransson remplace Hans Zimmer, occupé sur Dune), débute justement dans un opéra. Celui de Kiev, théâtre d'une prise d'otages qui débute immédiatement, alors que les musiciens ont à peine terminé d'accorder leurs instruments. Comme le reste du film, son ouverture limite au maximum l'exposition et rappelle par instants celles, également pétaradantes, de The Dark Knight et sa suite. Sauf que ça n'est pas le méchant qui y est présenté, en pleine infiltration, mais le gentil, appelé le Protagoniste (John David Washington). Mandaté par la CIA pour protéger la cible de l'opération et limiter les pertes humaines, il se cache parmi les terroristes ukrainiens et mène sa mission à bien. Avec l'aide, il est vrai, de cet homme masqué qui le sauve grâce à une balle qui va de l'impact qu'elle a causé pour revenir dans l'arme de son propriétaire.
Une introduction efficace mais qui soulève déjà quelques questions (quel est l'objet que le Protagoniste a récupéré ? Qui l'a sauvé ? Comment ?) et donne quelques petits indices sur le fonctionnement du concept au cœur de Tenet avec cette idée de temps inversé : lorsque la caméra se pose immédiatement au cœur de l'action et recule tout doucement ensuite sur les premiers plans ; ou dans la scène qui suit ce prologue et confronte le héros à l'un des terroristes désireux de lui arracher des informations tout autant que ses dents. L'interrogatoire se déroule en effet sur une voie ferrée encadrée par des trains qui vont dans un sens et dans l'autre, ce qui nous donne une belle illustration de la notion d'étau temporel dont il sera fait mention un peu plus tard. Non content d'être spectaculaire, ce prologue cache aussi plusieurs informations, et c'est en partie pour cela qu'un second visionnage peut s'avérer utile.
Des images du prologue en question se cachent dans la bande-annonce de "Tenet" :
"Tenet" et le temps vus par Christopher Nolan :