Séquence souvenir pour les plus âgés d'entre vous. Celle d'une époque où, il n'y a pas si longtemps encore, avant l'ère du digital, la voix d'une hôtesse de l'air annonçait dans les hauts-parleurs le film qui serait diffusé à bord du vol long courrier. Pour ensuite voir un écran souple descendre au bout de chaque section de l'appareil, ou alors déjà fixé. Les lumières s'éteignaient, la projection du film pouvait commencer. Un film toujours grand public d'ailleurs, familial, jamais contrariant ni choquant. Et malheur à celui ou celle qui se trouvait dans les rangées du fond de l'appareil, où l'on ne voyait pour ainsi dire presque rien à cause d'un projecteur à la luminosité famélique...
Mais ça, c’était avant que la généralisation des écrans individuels dans les avions ne sonne le glas du rituel de cette projection collective et à heure fixe. L’expérience du visionnage en vol est désormais autonomisée, et l’offre de plus en plus abondante. Aujourd’hui, les compagnies aériennes rivalisent d’ambition pour garnir leurs catalogues de programmes, et en particulier les films. Et les chiffres donnent le tournis. Chez la compagnie aérienne Emirates, leader dans l'obtention de licences de films, c'est un catalogue de plus de 1300 oeuvres, venant de 45 pays différents, qui sont proposées. Air France ? Plus de 1400 heures de programmes. La consommation des films à bord des avions s'est délinéarisée, comme le reste de nos usages audiovisuels.
Censure, j'écris ton nom...
Fin octobre, la comédienne Olivia Wilde fut semble-t-il horrifiée de découvrir que son premier long métrage en tant que réalisatrice, Booksmart, diffusé à bord des avions de la compagnie américaine Delta Airline, avait été caviardé d'une scène d'amours lesbiens. "Je ne comprends pas" lâcha-t-elle, dépitée, au micro de Variety. "Le film est classé dans une certaine catégorie. S'il n'est pas classé X, c'est sûrement acceptable à bord des avions !" Et d'ajouter, toujours aussi remontée : "il y a une violence insensée, on voit des corps démembrés et coupés en deux, et cependant une scène d'amour entre deux femmes est censurée. Alors que cela fait partie intégrante du cheminement du personnage dont il est question dans le film. Je ne comprends pas. Mon coeur est brisé. Je ne lâche pas l'affaire, je veux en savoir plus là-dessus; je tiens à ce que les gens puissent voir le film dans son intégralité".
Quelques jours plus tard, Olivia Wilde a visionné la version expurgée de son film. Elle fut encore plus énervée, en découvrant de nombreuses autres coupes opérées sur son film, se déchaînant du coup sur son compte Twitter en listant les caviardages... Des coupes bien effectuées à la demande de la compagnie aérienne, par une société tierce, Encore Inflight Limited, basée à Hong Kong. Elle fait partie de ce que l'on appelle dans le jargon les Content Service Providers, qui se charge justement "d'éditer" pour le compte des compagnies aériennes les contenus des programmes qu'elles achètent.
Jovitah Toh, le PDG de la société, explique son travail : "chaque compagnie aérienne fournit aux distributeurs de films un cahier des charges de leur censure, en précisant noir sur blanc ce qu'elles ne veulent pas, comme de la nudité, des scènes de sexe, des représentations religieuses, des catastrophes aériennes, etc..." Finalement, devant la bronca soulevée, Delta Airline acceptera de rétropédaler : "Nous avons à coeur que les programmes que nous proposons à bord de nos vols reflètent la diversité du monde. Nous sommes en train de revoir le process d'édition avec notre partenaire, afin de nous assurer qu'ils sont alignés sur nos valeurs de diversité et d'inclusion" précise le communiqué de presse, qui tente de déminer le terrain.
On a évidemment beaucoup de sympathie pour Olivia Wilde. Mais le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle a fait preuve d'une grande naïveté si elle pensait que les oeuvres proposées à bord des avions respectaient à la lettre les volontées de leurs auteurs. La projection d'un film à bord d'un avion a toujours été plus ou moins altérée; en témoigne déjà le petit message d'alerte avant la diffusion du programme, précisant que celui-ci a été modifié. Il y a quelques années encore, par exemple, il n'était pas rare que les films fassent l'objet d'un violent recadrage à grands renforts de zoom Pan & Scan, dénaturant parfois complètement l'oeuvre, et donc au détriment de la vision de l'auteur du film. De quoi déjà agacer des cinéastes comme Michael Mann qui, voyant les versions modifiées de ses films Heat et Révélations, avait exigé d'être retiré du générique de ses films, pour être remplacé par le légendaire pseudonyme Alan Smithee. Nous avions d'ailleurs consacré un article à ce sujet en 2014, à découvrir ici.
Un cahier des charges drastique
"Les films avec un crash d'avion ou trop violents sont exclus d'office. On évite aussi les scènes de sexe, à cause des enfants à bord. De toute façon, il y a un système de contrôle parental sur nos écrans", indiquait Florence Fournier, responsable du divertissement à bord chez Air France au journal Le Parisien, en 2015. Jamais, donc, vous ne pourrez angoisser devant la scène de crash de Seul au monde, de Destination finale, ou encore tester vos phobies avec Des serpents dans l'avion. On peut multiplier les exemples pour cette seule compagnie. Lorsqu'elle projeta le film The Full Monty à bord de ses appareils, le film fit l'objet d'une censure : pour la séquence de strip-tease à la fin, la Twentieth Century Fox a posé un carré noir sur toutes les fesses des protagonistes... Dans le joli film Sideways d'Alexander Payne, où l'on voit à un moment un homme nu courir dans la rue, Air France a exigé auprès du distributeur américain du film de lui mettre un slip noir garanti 100% numérique.
Dans un savoureux article paru en 2006 dans le journal Libération, sous le titre "Air Caviardage", Carole Peytavin, la responsable marketing Air France de l'époque, en charge du développement des produits et qualité, expliquait ainsi le credo de la société : "Le transport aérien est un univers contraignant pour les voyageurs, il n'est facile pour personne de rester douze heures dans un espace clos. La promiscuité nous oblige à établir des règles de vie strictes à bord. Nous sommes ainsi très vigilants sur le choix des films diffusés sur les longs-courriers. La vision d'un film doit être un moment apaisant et réconfortant pour les voyageurs et en aucune manière heurter sa sensibilité. Le service distraction à bord d'Air France a ainsi établi une charte qui nous aide à sélectionner les films avec la société Francevision chez les compagnies cinématographiques".
Dans le même ordre d'idée, les films proposés sont aussi adaptés aux moeurs du pays de la compagnie aérienne : gros mots remplacés par des "biiiiiiiip !" aux Etats-Unis, nudité interdite au Moyen-Orient... Le magazine Têtu a beau jeu de dénoncer, en reprenant un papier paru dans le Evening Standard, la compagnie Emirates, accusée de "censurer des scènes LGBT+ dans des films et séries", celle-ci reste maîtresse à bord.
Des clients qui pèsent (très) lourd
Les distributeurs de films se plient d'autant plus facilement aux désidératas des compagnies aériennes que celles-ci pèsent lourd, commercialement parlant, offrant de surcroît aux distributeurs une visibilité importante pour leurs catalogues de films. Pour la seule compagnie Air France, cela représente une vitrine de 38.000 écrans en considérant l'ensemble de sa flotte aérienne. C'est colossal.
Cité dans un article publié en juillet 2019 sur le site de Télérama, Pierre-François Piet, directeur administratif et financier chez Ad Vitam Distribution, explique ainsi que l'achat d'une nouveauté par Air France lui rapporte environ 5000 €. "Quand les projections dans les avions se faisaient encore sur un écran commun, les compagnies ne choisissaient que des films fédérateurs, peu clivants. Aujourd’hui, elles se sont rendues compte qu’elles peuvent diversifier leur offre et que cela plaît aux usagers" précise-t-il. Et d'ajouter au passage que "les compagnies [lui] réclament de plus en plus de films français, [...]. Ca permet de toucher des spectateurs étrangers, car on nous demande systématiquement une version sous-titrée en anglais. Mais aussi un public français qui en profite pour rattraper les films qu’il a ratés en salles".
Les compagnies aériennes peuvent d'ailleurs acheter et diffuser des oeuvres récentes, 4 à 8 semaines après leurs sorties en salles; ce que l'on appelle les Early Window Content (EWC), tandis que les fonds de catalogues des distributeurs (les "Late Window Content" ou LWC) sont vendus 20 à 30% moins chers que les nouveautés, parfois un peu moins. Tout dépend de la notoriété du film. Les prix d'achats des nouveautés produites par les Majors hollywoodiennes sont directement négociés avec les compagnies aériennes. Le calcul du prix est complexe, et tient compte notamment de la popularité du film au Box Office, la longueur du trajet effectué par l'avion, le nombre de passagers que l'avion peut transporter, le nombre de vols effectués par jour, le prix moyen d'un film par passager, etc... Une fois le film acquis, il est confié aux bons soins, si l'on ose dire, d'un Content Service Providers, chargé d'appliquer les directives fournies par la compagnie aérienne.
Difficile d'avoir une représentation globale et précise du volume financier que représente ces achats de licences de films. Tout au plus a-t-on des des estimations. Selon le site spécialisé HMG Aerospace, il estimait qu'en 2017, ce volume était d'environ 425 millions $ pour les films produits par les studios américains, tandis que les Early Window Content représentaient 70% des achats de licences. Sur la base de cinq achats par mois d'un programme EWC, cela représente une moyenne de 24472 $ par film. Et, pour resituer la force de frappe et le poids financier d'une compagnie aérienne comme Emirates dont nous parlions plus haut, celle-ci achète l'intégralité des oeuvres des catalogues des Majors produites en une année. Hallucinant.
Si le prix déboursé par Emirates pour ces achats diffère nettement de ce que devra payer une compagnie aérienne dotée d'une flotte moins importante, on n'en saura malheureusement pas plus; le site HMG Aerospace soulignant que le business florissant autour de ce marché se fait non seulement à l'abris des regards indiscrets, mais qu'il dépend aussi de chaque studio / distributeur, si la licence achetée fait partie d'un packaging ou pas, etc.
Reste qu'au regard de ces chiffres et du débouché que cela représente pour les distributeurs de films, on comprend un peu mieux pourquoi les compagnies aériennes sont largement en mesure d'imposer leurs conditions de diffusions des oeuvres à bord de leurs avions. Fût-ce au prix de quelques coups de ciseaux...