AlloCiné : Que pouvez-vous nous dire du titre de votre film, très court (Sir, en version originale) et en même temps extrêmement chargé de sens ?
Rohena Gera : Le titre "Sir" intègre en son sein la hiérarchie du système de classes en Inde. Qu'est-ce que cela signifie de devoir appeler quelqu'un Monsieur ou Madame, et comme il est difficile de s'en passer… Puisque je me considère d'abord comme une écrivaine, j'apprécie le pouvoir des mots et ce que leur utilisation ou ce que leur utilisation peut signifier. De plus, à Bombay, le fait que les Hindis utilisent le terme Sir au lieu du mot hindi Sahib est également intéressant : il souligne le paysage changeant de l'Inde, une étrange modernisation ou occidentalisation qui ne dispense pas du classisme et ne fait que changer le choix du mot.
Dans votre film, nous découvrons deux mondes séparés au sein du même foyer : que pouvez-vous nous dire de la situation des domestiques aujourd'hui en Inde ?
Mon film traite d'une travailleuse domestique résidant à domicile, et leur situation est particulièrement complexe. Parce qu'ils vivent à la maison, ils connaissent très bien la famille ou la personne pour qui ils travaillent, mais il y a toujours une nette ségrégation à la maison. L’employée de maison ou la femme de ménage ne mange pas dans les mêmes assiettes, n’utilise pas les mêmes verres ni la même tasse de thé que les chefs. Elle ne prend pas non plus de pause assise sur le canapé, même si personne n’est à la maison. Elle est censée s'asseoir par terre ou sur un tabouret ou un banc, si celui-ci est fourni, dans la cuisine. Il existe très peu de lois, ou du moins de lois observées, concernant leurs droits, leurs horaires de travail, leurs vacances, etc. La plupart de ces travailleurs sont sans papiers et peuvent être embauchés et licenciés à volonté.
Dans l'une des scènes du film, les autres domestiques se moquent de Ratna, à cause de la trop grande sollicitude de son employeur pour elle. Cela montre que le fossé existe dans les deux sens. Comment expliquez-vous cela ?
Je pense qu’il ya une profonde acceptation de la place que nous occupons dans la société et que toute action susceptible de menacer le statu quo met les gens mal à l'aise des deux côtés de la fracture. Si les règles commencent à changer, c'est déstabilisant pour tout le monde. Je pense que c'est cette profonde acceptation de la hiérarchie et du classisme qui permet aux défavorisés indiens d'être moins violents envers les privilégiés que dans certains autres pays.
Vous auriez pu raconter cette histoire avec une approche légère et heureuse, comme une comédie romantique. Au lieu de cela, vous optez pour un drame touchant, raconté avec beaucoup de sobriété. Aviez-vous cette approche dès le départ ?
Il était important pour moi d'être honnête envers la situation et envers ces personnages. Si je me glissais dans une comédie romantique, cela ne serait plus crédible. Une fois que j'ai eu mes deux personnages, j'ai été très clair sur le fait que je devais être honnête avec eux et avec la réalité de ce qui pourrait se passer dans la vie. C'est pourquoi chaque petit détail du film était important pour le rendre aussi vrai que possible. Je voulais aussi éviter les clichés qui consiste à montrer des personnages indiens misérables, ou des victimes. Surtout les femmes. Je ne vois pas ces femmes comme des victimes. Très souvent, elles mènent une vie extrêmement difficile, mais elles n’ont pas le temps de s’apitoyer sur leur sort. Leur détermination et leur résilience sont inspirantes
La relation entre les deux personnages fonctionne à travers très peu de mots, de manière très subtile. C'était important pour vous de raconter cette histoire avec le moins de dialogues possible ?
Comme j'écris depuis de nombreuses années, je voulais utiliser le moins de mots possible… Et dans cette histoire, dans leur situation, ils ne peuvent pas utiliser trop de mots de toute façon. Il y a tellement de choses dans les espaces entre eux et dans les silences. Lorsque vous dépouillez le script de ce qui vient facilement et cherchez en dessous, cela peut être une expérience très joyeuse et enrichissante. La musique était également très importante : trouver la bonne musique n’était pas très facile, mais le compositeur Pierre Aviat a travaillé très dur pour réussir.
C'est étrange à verbaliser, mais comme Ashwin, on "tombe amoureux" de Ratna, en tant que spectateur. Comment êtes-vous parvenue à ce résultat ?
Merci de dire cela… C'était ce que je voulais. Je voulais vraiment une "vraie" histoire d'amour. Pas une histoire à l'écran où deux personnes se regardent, où la musique d'ambiance monte en flèche et où ils sont amoureux. Je voulais qu’ils se voient d’abord en tant que personnes, en tant qu’individus, qu’ils s’inspirent et se comprennent mutuellement… et qu’ils ressentent alors bien plus que ce qu’ils pensaient ressentir. Le casting était également très important, j'ai choisi Tillotama Shome pour le rôle parce que je sentais que nous pouvions prendre le temps de faire sa connaissance, de la voir aussi belle à l'intérieur qu'à l'extérieur, d'aimer son sourire quand il apparaît...
Le film parle du rapprochement de deux mondes, qui finissent par se comprendre. Diriez-vous que vous avez vécu la même chose en tournant le film, dans la mesure où la moitié de l'équipe est indienne et l'autre française ?
C'est sans doute vrai, oui.
Comment le film a t-il été reçu en Inde ?
Le film n'est pas encore sorti en Inde. Je suis très curieuse de la réaction là-bas. Mon plus grand espoir est que cela mène à une vraie discussion sur ces problèmes en Inde. Même si cela met certaines personnes très mal à l'aise, je pense que cela pourrait être un point de départ pour un changement, peut-être petit mais important.
Monsieur, en salles cette semaine