AlloCiné : La profession d’infirmier est un grand sujet d’actualité, qui souligne aujourd’hui plus que jamais le manque de moyens, le manque de temps, la perte de sens au nom entre autres de la productivité... : est-ce ce qui a présidé à votre désir de vous pencher sur ce métier ?
Nicolas Philibert : Mon désir premier est de faire un film sur une profession qui est souvent dans l’ombre, méconnue, enfermée dans des clichés et qui est à la fois respectée de tous et en même temps malmenée voire parfois méprisée. J’avais envie, en choisissant des futurs infirmiers, de faire un film dans lequel il y aurait du désir, désir de se rendre utile, de faire un métier tourné vers les autres, d’apprendre, de trouver sa place dans la société. Et en même temps ces étudiants savent déjà que ce sera une profession qui sera mal payée, soumise à des horaires difficiles, dans des équipes sur lesquelles pèsent des contraintes économiques très lourdes. Il faut aller de plus en plus vite, être rentable, productif, performant.
On est moins là pour soigner que pour produire du soin aujourd'hui
On est moins là pour soigner que pour produire du soin aujourd’hui. Il y a une vraie dimension économique, politique, un malaise qui touche le monde de la santé, qui comme les autres sphères de l’activité humaine, n’échappe à cette pression-là. Et en même temps les étudiants sont si engagés, savent à quoi s’attendre et ont envie d’y aller. Et puis ce métier confronte ceux et celles qui veulent le faire très tôt, à la fragilité humaine, la fin de vie, la finitude et donc au-delà de son sujet, le film parle de nous tous.
Tout en le pointant à sa manière, votre film a choisi de ne pas attaquer, de ne pas dénoncer directement, frontalement le malaise qui touche cette profession…
Si on ne le voit pas, on l’entend et si on ne l’entend pas c’est que l’on n’a pas voulu l’entendre car en effet, cette dimension économique, cette pression auxquels les services sont soumis, ne sont pas tant visibles dans l’image que présents partout : à travers les cours lorsque l’on explique comment les laboratoires essaient par choix de faire des affaires sur le dos des gens. On sent aussi cette idée, dans la bouche des formatrices, que l’on va pouvoir vous demander de travailler de plus en plus en plus vite. Et enfin, à travers le récit de certains étudiants que j’ai filmés lors de leur retour de stage. Il s’agit de toute une partie du film dans laquelle ces derniers évoquent les difficultés rencontrées, les plaisirs, les peurs, les phobies, fragilités, doutes et questions, le fait d’être souvent livré à soi-même alors qu’on devrait être encadré mais qu’on ne l’est pas parce que les tuteurs n’ont pas le temps de s’occuper comme ils devraient des élèves.
Le malaise est présent dans les récits plus que dans les images
Le malaise est présent dans les récits plus que dans les images parce que quand j’ai pu accompagner les étudiants en stage, les services qui m’ont accueilli allaient plutôt bien (quand une équipe va mal, elle n’a pas forcément envie de faire venir une caméra) mais par ailleurs si j’avais voulu rendre compte de tout ce qu’on évoque là, il aurait fallu du temps, or j’ai passé tout au plus une journée avec un étudiant en stage et ce n’est pas en si peu de temps qu’on peut montrer cela. Mais c’est présent.
Cela dit je ne voulais pas réduire le film à cette dimension-là car je voulais montrer le désir qui anime les futurs soignants et les difficultés d’un autre type rencontrées dans la relation avec les patients, la relation à l’altérité qui n’est pas simple, car non, ce n’est pas simple d’approcher un corps inconnu, vieillissant, en fin de vie. Cela demande beaucoup d’engagement, de cran, de maturité et ces aspects-là sautent aux yeux des spectateurs.
En choisissant la période d’apprentissage, vous pointez avec justesse la difficulté du métier dans ses gestes les plus quotidiens, gestes en lesquels en tant que patients on a tant confiance sans avoir en tête leur technicité…
Et c’est exactement pour cela que j’ai tenu à filmer des étudiants, et non des gens en poste. J’ai choisi cet angle parce que lorsqu’on apprend, le spectateur peut s’identifier plus vite. Le spectateur lambda comme les débutants, ne sait pas exécuter ces gestes techniques et se met à leur place. L’’apprentissage c’est aussi des émotions fortes : on a peur, on a envie d’y arriver, peur de ne pas, on veut refaire, on se décourage, on s’entraide. Toutes ces émotions sont souvent très belles, fructueuses à filmer.
Comment avez-vous approché votre caméra de ces étudiants et comment eux l’ont-ils appréhendée ?
Dans l’institut de formation ou j’étais, toutes promotions confondues, c’est-à-dire 3 ans, ils étaient 270. Le film s’est tourné au sein des trois promotions même si j’ai surtout filmé les premières années. Sur l’ensemble 10 ou 12 ont refusé d’être filmés, ce qui est légitime bien que très peu. Je ne force jamais.
Mon travail consiste non pas tant à me faire oublier qu’à me faire accepter, ce qui n’est pas pareil. J’essaie d’être moi, présent d’une façon discrète mais affirmée. Je ne filme pas de loin, en cachette, à l’insu de. Surtout pas ! C’est le moyen de ruiner la confiance. Il s’agit d’être là, avec, et pour cela, il faut creuser la confiance ; ce qui passe par le fait de se parler, d’expliquer ce qu’on fait, les raisons du projet, pourquoi on le fait, où est ce qu’il sera monté, diffusé, pourquoi et comment.
La mise en scène consiste à effacer toute trace d'intention
Cela suppose de passer du temps avec les uns et les autres sans la caméra, de parler d’autre chose. Quand j’arrive quelque part pour faire un film, mon travail consiste à créer des conditions pour que des choses puissent émerger. Pour que celles et ceux que je sollicite acceptent de me donner quelque chose, de jouer le jeu. Je ne suis pas quelqu’un qui arrache les choses, ça ne marcherait pas et puis ça voudrait dire qu’on fait le film pour illustrer un message ou à partir d’un vouloir dire. Or, comme disait André Labarthe, « L’ennemi c’est l’intention ». La mise en scène consiste à effacer toute trace d’intention et je suis d’accord avec ça : quand la mise en scène est trop visible, quand le vouloir dire est trop manifeste, c’est la dimension cinématographique du film qui s’efface.
Ce qui est beau au cinéma, c’est l’épaisseur, l’opacité, la complexité, le mystère des choses, des êtres. Il faut qu’il y ait une dimension politique, mais aussi poétique et moi j’essaie de tirer parti des imprévus, des hasards. Je ne fais pas mes films à partir d’un plan de travail trop élaboré. Si on sait d’avance ce qu’il faut ramener dans ses filets, c’est fichu. La beauté au cinéma c’est quelque chose qui arrive par effraction. Si on la poursuit de manière volontariste, on passe à côté. Si on cherche à trop filmer utile, on passe à côté de l’essentiel. L’essentiel est présent dans les toutes petites choses. Je suis un cinéaste du quotidien, mes sujets sont l’école, la santé.
Un mot sur la façon dont, après avoir ainsi approché les gens et leur métier, vous avez choisi de construire ce documentaire …
J’ai construit le film en trois parties. Une première partie à l’école à Montreuil où je filme des cours et des travaux pratiques. Les étudiants apprennent des gestes théoriques. Une deuxième partie où je suis certains d’entre eux en stage dans des structures hospitalières. C’est alors le choc du réel, on passe de la théorie à la pratique, de notions générales à des cas particuliers, à des patients et non plus des mannequins. On est face à la souffrance et la maladie. La pression est là, les étudiants sont livrés à eux-mêmes et doivent apprendre vite, se débrouiller vite. Des étudiants se font bousculer, malmener. Certains pleurent dans le film.
Le choc du réel c’est cette dimension économique, le poids du management mais aussi la rencontre avec la maladie qui intimide, peut désemparer. Certains se réfugient dans la technique. Il faut écouter les patients. On comprend le fossé entre ce qu’on apprend à l’école et le réel qui pousse à aller de plus en plus vite. Enfin, une troisième partie qui est le retour à l’école avec un entretien privilégié avec les formatrices référentes : l’occasion de travailler sa posture de soignant, de réfléchir sur sa propre approche, ses difficultés, ses éventuelles phobies, ses fragilités pour faire un bon soignant. A l’arrivée donc je propose un film en trois mouvements qui dessine une sorte de crescendo à la fois en termes d’émotion…. On passe du prêt à porter à du sur mesure.
On parle volontiers d’une nouvelle génération, difficilement accessible car très différente des générations qui l’ont précédée, ne serait-ce que par les nouveaux moyens de communication, les réseaux sociaux et le reste. Avez-vous eu le sentiment de vous retrouver face à un nouveau profil d’apprenants, une nouvelle jeunesse ?*
Ce que je peux dire, c’est que je n’ai pas de jugement là-dessus. Les étudiants d’aujourd’hui travaillent avec les moyens d’aujourd’hui. Cela signifie en l’occurrence que certains cours théoriques peuvent être suivis sur leurs ordinateurs grâce à des plateformes qui mettent à disposition des cours théoriques. Cela veut dire qu’en classe, ils peuvent avoir leur téléphone oui mais qui va leur permettre aussi de chercher une information, de trouver une étude de cas, puisque des sites existent, dédiés à l’apprentissage des soins infirmiers ; lequel téléphone va leur permettre de filmer la démonstration que fait une formatrice et du coup de pouvoir revoir la séquence chez eux.
Le film nous plonge parmi des jeunes gens d'aujourd'hui avec une dimension très mélangée
Je ne suis pas de ceux qui pensent que c’était mieux avant car il faut s’adapter à notre monde et que le film nous plonge parmi des jeunes gens d’aujourd’hui avec une dimension très mélangée. J’ai tourné à Montreuil dans un bassin de population très mélangé, avec des gens issus de l’immigration, des Antillais, des étudiants de toutes origines et aussi de tous âges car il y a peut-être une moitié qui sort du bac mais aussi pas mal qui ont été aide-soignants, et qui à 30-35 ou 45 ans, décident de reprendre des études pour devenir infirmiers.
Vous dites souvent « elles » au lieu de « ils » en parlant des infirmiers et vous expliquez joliment pourquoi dans le synopsis de votre film….
Oui. Ce métier, jusqu’à il n’y a pas si longtemps, était exclusivement féminin. Les hommes étaient médecins, les femmes aides-soignantes. C’est un métier qui a longtemps été adossé à la religion, les infirmières ont longtemps été des bénévoles. On parlait de vocation alors qu’aujourd’hui je parle plus volontiers d’engagement car c’est une vraie profession. Structurée comme telle avec des syndicats, un ordre infirmier, des infirmiers et infirmières qui ont pris en charge l’enseignement du soin infirmier et non plus des médecins qui enseignent dans les instituts de formation. Les choses ont bien changé, c’est un métier mixte qui attirent des hommes mais c’est vrai que la grammaire française est ainsi faite que c’est toujours le masculin qui l’emporte donc dans mon résumé, j’ai inversé, triché un peu avec la grammaire française et j’ai choisi de dire elle plutôt que il tout en disant pourquoi.
Comment expliquez-vous cet attirance que le cinéma ou les séries et donc les spectateurs peuvent avoir pour les chirurgiens ou médecins si souvent mis en scène alors qu’on sait, quand on a passé un peu de temps à l’hôpital pour une opération ou un accouchement que ce sont les infirmiers les héros, l’humanité du lieu ?
Les infirmières et les aides-soignantes sont en effet essentiels pas seulement par les tâches qu’elles accomplissent mais parce que c’est elles qui vont rassurer les patients, qui vont essayer même si elles sont de plus en plus obligées de faire vite, c’est elles qui écoutent, tranquillisent, prennent le temps de cela. Le soin ce n’est pas seulement des médicaments et gestes techniques, c’est l’accompagnement. L’essentiel c’est la dimension humaine du soin, en effet assurée par les infirmiers.
On peut faire un parallèle entre mon travail et le travail des infirmiers
A ce sujet, je pense qu’on peut faire un parallèle entre mon travail et le travail des infirmiers, un parallèle qui m’a conduit à faire ce film en partie : moi aussi mon travail consiste à m’approcher, à être à l’écoute, proche, et essayer d’être le moins nocif possible parce qu’on sait qu’une caméra peut blesser, faire mal et je pense qu’entre l’éthique qui peut animer un cinéaste et celle qui anime des infirmiers, des soignants, il y a des passerelles, des choses en commun.
Propos recueillis par Laetitia Ratane au Festival d'Angoulême le 25 août 2018.