AlloCiné : Le film est inspiré d'un fait divers, arrivé dans les années 1990, le kadnapping de deux jeunes fiancés juifs avec la demande d'une rançon très élevée. Pourquoi avoir choisi ce fait divers ? Était-ce pour pouvoir aborder cette question des communautés juive et kabarde ?
Kantemir Balagov : Quand mon père m'a raconté cette histoire, je me suis dit que c'était vraiment intéressant à partir du moment où elle avait lieu dans les années 1990. L'Union Soviétique s'est effondrée et a disparu en 1991. Tous ces petits peuples ont ensuite essayé de se créer une identité, de savoir comment ils allaient vivre dans ce nouveau contexte. Parallèlement à ça, j'ai toujours pensé que la famille, c'était comme un état. Ilana se cherche par rapport à l’État dans lequel elle vit, mais aussi par rapport à sa famille. Dans un second temps, en effet, il y avait la particularité des traditions de ces différentes communautés. Ce qui m'intéressait aussi, c'était le remplacement et le renouvellement des générations, notamment dans le Caucase.
Darya Zhovner [se prononce « Jovner »], la comédienne principale, est extraordinaire. Comment l'avez-vous trouvée ?
Darya, c'est ma directrice de casting qui l'a trouvée. Elle a fait une école de théâtre qui s'appelle le MKhAT, à Moscou et c'était la première fois qu'elle tournait dans un film. Elle est venue au casting, on a donné à toutes les actrices la même scène à jouer, une scène tirée d'une œuvre qui s'appelle Djann, de l'écrivain Andreï Platonov. Au bout de la deuxième ou de la troisième fois où je lui ai fait répéter le texte, j'ai compris que c'était la meilleure.
Un premier rôle féminin, ce n'est pas quelque chose de si courant, même si ça l'est davantage dans le cinéma indépendant et dans le cinéma d'auteur. Pourquoi teniez-vous à ce que votre héroïne soit une femme ?
D'abord, j'estime que ce sont les femmes, les héroïnes de notre temps, pour paraphraser le titre du roman de Mikhaïl Lermontov, Un héros de notre temps. La vraie histoire parlait de deux frères et je me disais que ça finirait par être prévisible. C'était très important pour moi de montrer que les femmes agissent, de mettre ça en avant, car in fine on voit assez peu les femmes agir à l'écran, dans notre cinéma. On trouve souvent que c'est contre nature, notamment dans le Caucase, où par principe, les femmes, on ne les montre pas.
Le titre complet en français, c'est Tesnota - Une vie à l'étroit et il y a un énorme travail sur le cadrage, ainsi que sur les couleurs. La couleur turquoise revêt-elle une signification particulière ?
Pour ce qui est du cadrage, on en revient au titre du film. En russe, Tesnota, c'est vraiment un endroit exigu, d'où le titre en français. Je voulais que tout fonctionne par rapport à ce titre. C'est pour ça qu'on a choisi de cadrer ainsi. Pour la couleur, le bleu ça a toujours été la couleur de la liberté, la couleur de l'air qu'on respire et je voulais vraiment la mettre en avant quand je filme Ilana et qu'elle vienne en contrepoint des couleurs utilisées quand je parle des parents ou des autres personnages.
La dimension politique est très présente, notamment à travers cette scène centrale où les jeunes visionnent ces violences et massacres en Tchétchénie. Durant le reste du film, c'est plus en filigrane et toujours en rapport avec quelque chose de très individuel. Pourquoi ce choix de se resserrer à tout prix sur les personnages ?
Pour être honnête, je n'aime pas quand la politique vient s'imposer au premier plan. Ce qui m'intéresse, ce sont les êtres humains et vous avez raison, c'est à travers eux que j'aborde d'autres thèmes, c'est par le biais des personnages. En revanche, c'était très important pour moi de montrer cette cassette car ça remet le film dans un contexte temporel et géographique. Je ne voulais pas spécifiquement aborder la politique, ce n'était pas mon but, mais c'est aussi mon histoire. A l'époque, j'avais 7 ou 8 ans, et on percevait très bien ce sentiment de la guerre et globalement, l'influence que ça peut avoir sur les gens est assez terrible.
Vous venez de la photo et je crois que vous vous définissez vous-même comme un assez mauvais photographe, mais qu'est-ce que que la photographie vous a apporté en tant que cinéaste ?
Je m'aperçois aujourd'hui que la photo a eu une influence très forte sur ma manière de faire du cinéma. Je me suis beaucoup inspiré de grands photographes de photo documentaire, comme ceux de l'agence Magnum et de la fondation Henri Cartier-Bresson. La connaissance de la photographie m'a permis de regarder la géométrie des lieux de manière extrêmement précise. Cela m'a aussi beaucoup aidé, dans certains plans, pour l'utilisation de la couleur.
Vous avez également fait l'école d'Aleksandr Sokurov, qu'avez-vous appris avec lui ?
C'est compliqué pour moi de répondre à cette question, car il m'a totalement formé. Il y a l'avant et l'après Sokurov, pour moi. Avant lui, je regardais un certain type de films, après lui je regarde un autre type de films. C'est lui qui a forgé ma nouvelle personnalité.
C'est votre tout premier film et le premier de presque tous les membres de l'équipe, Sokurov vous a-t-il beaucoup conseillé ? Sa présence était-elle rassurante ?
Il s'est vraiment intéressé au film dès la préparation, il s'est intéressé aussi bien aux lieux qu'on avait choisis, qu'aux costumes ou aux acteurs. Je ne peux pas vous dire que ce soit toujours une présence particulièrement rassurante, mais il est toujours là pour donner de vrais conseils professionnels. Parfois, nous goûts divergent, donc on a pu avoir quelques confrontations pour cette raison, mais à partir du moment où vous tenez à quelque chose, même s'il est contre, il vous laisse faire si vous arrivez à lui prouver pourquoi c'est nécessaire. Sur le tournage, il n'est venu que deux jours, car il était en train de monter un spectacle en Italie d'après le poète Joseph Brodsky, mais il s'est beaucoup impliqué dans la postproduction. Il m'a aidé à réduire la durée du film et à travailler sur le son, tout en me laissant toujours libre de mes choix.
On perçoit diverses influences dans le film, même s'il a son identité propre. On pense à Rosetta, des frères Dardenne, certains parlent aussi de Little Odessa, de James Gray. Quelle est votre opinion à ce sujet ?
Quand on s'attèle à un film, on a envie de créer quelque chose qui soit à soi, et on s'aperçoit souvent a posteriori, même en regardant le storyboard qu'on est en train de dessiner, qu'inconsciemment, on copie. D'ailleurs, on a parfois l'impression d'avoir une idée géniale, jusqu'au moment où on s'aperçoit que quelqu'un est déjà passé avant. Je pense que ces comparaisons inconscientes sont également du côté de la personne qui reçoit le film. Pour ce qui est de Little Odessa, je ne connaissais pas le film et comme on m'en a beaucoup parlé à Cannes, je l'ai vu après et j'avoue que la comparaison m'étonne énormément, car Little Odessa est un film beaucoup plus épique et il est surtout bien meilleur, à tous les points de vue !
Quels sont vos cinéastes et vos films de chevet ?
Je dirais les premiers films de Godard, Bresson évidemment, mais c'est aussi tout un cinéma classique, qui peut allez de Luchino Visconti aux frères Dardenne ou à Michael Hanneke. Ce sont ces gens-là qui m'ont aidé à former mon goût.
Vous n'avez que 26 ans et déjà une sélection à Cannes (dans la catégorie Un Certain regard). Si vous aviez un conseil à donner aux jeunes aspirants cinéastes, quel serait-il ?
Je pense que je donnerais deux conseils. D'abord, du moment qui va du début de la préparation du film jusqu'à la toute fin, il faut douter. Ce n'est que par le doute qu'on peut arriver à un résultat. La seconde chose, c'est qu'il ne faut jamais tourner un film pour aller dans un festival, ça se verra tout de suite !
Avez-vous déjà des projets pour la suite ?
Le seule chose que je peux dire, c'est qu'effectivement je travaille déjà à un autre projet, qui est un film historique et dont l'action se passera à Leningrad en 1945 et que c'est l'histoire de deux femmes. Malheureusement, ou heureusement, je ne peux pas vous en dire plus !
Merci à Joël Chapron, interprète.
(Re)découvrez la bande-annonce de Tesnota - Une vie à l'étroit, de Kantemir Balagov, actuellement en salle :