A 82 ans, Woody Allen sort son nouveau film, Wonder Wheel. Un joli drame social ancré dans les années 50 porté par Kate Winslet, James Belushi, Justin Timberlake et Juno Temple. Il a aussi déjà tourné son prochain film, A Rainy Day in New York. Mais ce 51e long-métrage pourrait bien devenir le dernier du cinéaste.
Dans le sillage de l'affaire Weinstein, que Ronan Farrow -fils de Woody Allen-, a révélé dans son enquête publiée dans The New Yorker au terme de dix mois de recherches, le cinéaste est rattrapé par les accusations portées par sa fille adoptive Dylan Farrow, expliquant comment le réalisateur l'avait agressée sexuellement en août 1992, alors qu'elle avait sept ans, dans le grenier de la maison de Mia Farrow, dans le Connecticut. A Hollywood, certains talents de l'industrie ont d'ailleurs déclaré ne plus jamais vouloir travailler avec le cinéaste ou regrettait d'avoir travaillé avec lui, comme Greta Gerwig (sur To Rome With Love), tandis que les acteurs de son prochain film, Rebecca Hall, Timothée Chalamet et Selena Gomez, ont reversé leurs salaires à l'association Time's Up tout juste créée, destinée notamment à venir en aide aux personnes victimes d'agressions / harcèlements sexuels.
De son côté, le géant Amazon, qui a produit Wonder Wheel et A Rainy Day in New York, s'interroge sur l'avenir de leur collaboration. La société envisagerait en effet, selon le site Vulture qui rapporte l'information, soit d'annuler la sortie en salle du prochain film de Allen, soit d'en minimiser la sortie en se contentant de le rendre visible uniquement en VOD. Le cas Woody Allen est d'autant plus épineux pour Amazon que Roy Price, l'ancien directeur d'Amazon Studios, fut contraint à la démission après avoir été accusé de harcèlement sexuel par une productrice.
Le 26 janvier dernier, le Goodspeed Opera House, fameux théâtre américain, annulait les représentations du spectacle "Coup de feu sur Broadway". "À la lumière du discours actuel sur le harcèlement sexuel et les comportements inappropriés, l'auteur de Coups de feu sur Broadway Woody Allen fait l'objet d'une attention accrue" indiquait Michael Gennaro, directeur exécutif du théâtre, dans un communiqué. "Les articles de presse persistants ont rendu la situation encore plus difficile et compliquée ce qui nous a conduits à reconsidérer l'opportunité de produire le spectacle", ajoutait-il.
C'est dire si les nombreux coups portés à l'encontre du cinéaste, qui voit ses soutiens se réduire comme une peau de chagrin et qui s'est toujours défendu de ce dont on l'accuse, risquent d'être fatals à sa carrière et à sa vie tout court. Pour aller un peu plus au fond des choses, il faut remonter le fil du récit. Car l'un des noeuds du cas Woody Allen réside dans cette guerre familiale, fratricide et impitoyable menée depuis 1992 et son divorce fracassant avec Mia Farrow.
"La vérité est difficile à nier, mais facile à ignorer..."
Le 7 décembre 2017, Dylan Farrow signe une tribune au vitriol dans les colonnes du Los Angeles Times. L'actrice de 32 ans s'indignait alors que le scandale autour de l'affaire Weinstein n'éclabousse pas davantage son père adoptif : "Pourquoi Harvey Weinstein et d’autres célébrités accusées ont-elles été bannies de Hollywood, quand Allen a récemment signé un contrat à plusieurs millions de dollars avec Amazon ?" lâchait Dylan Farrow.
Et de détailler l'agression dont elle fut victime selon elle : "Woody Allen m’a emmenée dans un grenier, loin des baby-sitters qui avaient pour consigne de ne jamais me laisser seule avec lui. Ensuite, il m’a agressée sexuellement." Une version des faits que l’actrice répète depuis des années : "J’ai dit la vérité aux autorités à l’époque, et je l’ai redit, inaltérée, durant plus de vingt ans." Elle décrit alors les sévices qui auraient été perpétrés par Woody Allen : "Les mauvais comportements d’Allen – mettre son pouce dans ma bouche, entrer dans mon lit en sous-vêtements, de constants attouchements – ont eu des témoins, des amis et des membres de la famille." Avant de poursuivre plus loin : "trois témoins oculaires ont étayé ma version des faits, dont une baby-sitter qui a vu Allen avec la tête enfouie sous mes genoux après qu’il ait enlevé mes sous-vêtements". Pourtant, un article du Los Angeles Times daté de février 1993 révélait notamment que la baby-sitter de Dylan, Monica Thompson, fut contrainte par Mia Farrow à faire une déposition à charge contre Woody Allen, puis choisi de démissionner lorsque la pression est devenue ingérable. Du coup, qui croire ?
Le 18 janvier 2018, Dylan Farrow reprend la parole dans une interview filmée accordée à la chaîne CBS. "Je pense que c'est important que les gens se rendent compte qu'une victime, une accusatrice, compte. Que cela suffit à changer les choses" déclare-t-elle, assurant "dire la vérité". Et d'ajouter : "Pourquoi ne serais-je pas en colère ? Pourquoi ne serais-je pas blessée ? Pourquoi ne serais-je pas scandalisée après toutes ces années où j'ai été ignorée, où on ne m'a pas crue ?"
Dans la foulée de la diffusion de cette interview, Woody Allen a de nouveau rejeté ces accusations, accusant la famille Farrow de "profiter cyniquement" du mouvement anti-harcèlement pour "relancer des accusations discréditées". "La première fois que cette accusation a été faite il y a plus de 25 ans, elle a fait l'objet d'une investigation complète" d'agences spécialisées dans la protection de l'enfance dans le Connecticut et à New York" précisait la déclaration envoyée par le cinéaste via son agente à l'AFP. "Les deux ont enquêté pendant des mois et conclu, de façon indépendante, qu'il n'y avait jamais eu d'abus. Elles ont considéré au contraire qu'il était probable qu'une enfant vulnérable avait été entraînée à raconter cette histoire par une mère en colère durant une acrimonieuse séparation".
Allen fait ici notamment référence à un rapport médical commandé en 1993 par la Police du Connecticut et daté du 17 mars, rédigé par un groupe d'experts hospitaliers (un pédiatre et deux travailleurs sociaux), qui concluait que Dylan n'avait pas été abusée : interrogée neuf fois, Dylan soutenait à chaque fois des versions différentes. Au premier pédiatre venu l'interroger après ses aveux, Dylan lui déclare que Woody Allen lui a seulement touché le coude. Si Woody Allen s'est beaucoup appuyé sur les conclusions de ce rapport pour sa ligne de défense, celui-ci a toutefois été critiqué par d'autres psychiatres, dès 1993.
La ligne de défense d'Allen reste la même. En août 1992, dans la foulée des accusations portées contre lui par Mia Farrow et sa fille Dylan, Woody Allen lisait face à la Presse une déclaration de deux pages, au Plaza Hotel à New York, arguant que les abus sexuels étaient inventés pour bloquer la garde de ses trois enfants (Moses, Dylan et Satchel, qui deviendra Ronan).
Ci-dessous, sa déclaration de 1992...
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Le 24 septembre 1993, le procureur du Connecticut, Frank Maco, abandonne les poursuites contre Woody Allen, tout en maintenant qu'il a "de solides raisons" de penser que Dylan dit vrai. Selon lui, l'abus sexuel a eu lieu ("Probable cause exists" dit le procureur dans son rapport en page 1), mais les preuves étant insuffisantes, il ne peut poursuivre davantage le réalisateur sans risquer de perdre le procès. "Cette décision ne doit pas être perçue comme une caution des activités de Mr. Allen" écrit le procureur dans son rapport, qui parle "d'une conduite grossièrement inappropriée" en page 4. S'il est innocenté sur le plan juridique, la décision du juge et les mots -durs- employés par celui-ci à l'égard de Woody Allen laisseront toujours le doute planer.
Des soutiens qui se raréfient
Dans le communiqué publié dont nous parlions plus haut, Woody Allen évoque également le frère aîné de Dylan, Moses, qui a selon lui été témoin des efforts de leur mère Mia Farrow pour convaincre Dylan que leur père était "un dangereux prédateur sexuel. [...] Cela semble avoir marché, et tristement, je suis sûr que Dylan croit vraiment ce qu'elle dit" a ajouté le cinéaste.
Autre enfant adoptif du couple Farrow / Allen, Moses Farrow est effectivement l'un des rares membres de la famille à prendre la défense de son père. En février 2014, il prend ainsi la défense du cinéaste dans le magazine People : "Ma mère a gravé en moi une haine à l'égard de mon père pour avoir détruit la famille et agressé ma soeur. Et je l'ai détesté pour lui faire plaisir durant de nombreuses années. Je sais aujourd'hui qu'il ne s'agissait pas que d'une vengeance pour lui faire payer sa relation amoureuse avec Soon-Yi [NDR : la fille adoptive de Mia Farrow et André Previn, le premier mari de l'actrice avant son mariage avec Woody Allen]. Bien sûr que Woody n'a pas violé ma soeur. Elle l'aimait énormément et elle était toujours très heureuse lorsqu'il nous rendait visite. Elle ne s'est jamais enfuie en le voyant jusqu'à ce que ma mère réussisse à instaurer un climat de peur et de haine à son égard".
Des propos auxquels sa mère, Mia Farrow, avait tenu à réagir dans un communiqué, (re)publié dans le New York Times : "Moses a coupé tous les liens avec sa famille, incluant même son ex-femme qui était enceinte lorsqu'il est parti. Il est absolument désolant et déconcertant qu'il invente tout ça, peut-être pour faire plaisir à Woody. Nous l'aimons beaucoup et il nous manque". Toujours est-il que le 19 janvier 2018, soit le lendemain de la diffusion des confessions de sa soeur Dylan sur CBS, Moses réitère sur Twitter son démenti, qui ne semble pas avoir eu le même écho dans les Médias que les accusations de sa soeur...
A Hollywood, les talents prenant publiquement la défense du cinéaste deviennent rares, à l'image d'Alec Baldwin, qui a travaillé trois fois avec le cinéaste, sur Alice, To Rome With Love et Blue Jasmine. Si le comédien est déjà monté au créneau par le passé pour défendre Allen, il l'a de nouveau fait en janvier dernier, traitant Dylan Farrow de "menteuse".
"L’une des choses les plus efficaces que Dylan Farrow possède dans son arsenal, c’est la "persistance de l’émotion". Comme Mayella dans Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, ses larmes et exhortations ont pour but de vous couvrir de honte pour que vous croyiez à son histoire. Mais il m’en faut plus pour détruire quelqu’un, malgré sa célébrité. Il m’en faut beaucoup plus" écrit le comédien. Il fait ici référence au livre de Harper Lee publié en 1960 (et qui sera adapté au cinéma en 1962), dans lequel une jeune femme blanche accuse un homme noir de l'avoir violée; un mensonge qui sera dévoilé à l'issu du procès grâce à l'avocat du prévenu, Atticus Finch (joué par Gregory Peck dans le film).
Et Alec Baldwin d'en remettre une couche en s'interrogeant : "Quel enfant de Mia a le gène de l’honnêteté et quel est celui qui ne l’a pas ?"...
Le 30 janvier, c'est au tour de sa vieille complice Diane Keaton, avec qui il a tourné huit films, de voler à son secours, même s'il s'agit d'une prise de parole moins frontale -certains diront à minima- : "Woody Allen est mon ami et je continue de croire en lui", tout en invitant à regarder l'émission 60 Minutes que Allen tourna en 1992, après que les allégations d'abus sexuels soient portées contre lui.
Crimes et dénis
Crimes et dénis : c'est le titre de la tribune écrite par Stéphane Célérier dans le numéro du journal Le Point du 1er février. Stéphane Célérier est le distributeur des films de Woody Allen en France, cofondateur et PDG de Mars Films. Dans sa tribune de deux pages, il dénonce l'exécution médiatique du cinéaste aux Etats-Unis. La justice populaire et instantanée version 2.0, qui se fait à grands renforts de réseaux sociaux, accusant parfois sans preuves, où tout le monde a un avis sur tout, même sur les choses et les éléments que les individus ne maîtrisent pas ou mal, semble se substituer à la Justice étatique.
"Je suis sidéré par le déferlement de haine que provoque l'affaire Woody Allen, particulièrement aux Etats-Unis et sur les réseaux sociaux, par le manque de rigueur de certains médias, par la meute qui condamne sans chercher à savoir. On a le sentiment d'évoluer dans un monde sans nuance, sans débat apaisé concernant un homme qui, je le rappelle, a été innocenté en 1993. La haine atteint à présent des sommets d'ignominie. Pourtant, il suffit de lire et d'examiner avec attention, et sans parti pris, les faits et rien que les faits. C'est la démarche que j'ai choisi d'adopter pour comprendre. Simplement pour approcher la vérité : aurais-je travaillé aux côtés d'un pédophile pendant tant d'années ?" écrit-il.
Après avoir déroulé -plutôt efficacement d'ailleurs- la chronologie de l'affaire depuis les accusations lancées contre Woody Allen en 1992 jusqu'à aujourd'hui, toujours en se basant sur les faits, Stéphane Célérier conclu sa démonstration de manière lapidaire : "toutes les conclusions des experts sont claires et accessibles. Celui qui prend la peine de les étudier doute du bien fondé de cet acharnement méticuleusement planifié - ou plutôt, ne doute plus : cette affaire n'en est pas une puisqu'elle repose, si l'on en croit la justice, sur des allégations mensongères uniquement destinées à salir un homme".
Il poursuit plus loin : "Il est ainsi fascinant, et atterrant, d'entendre des actrices et des acteurs transformer Woody Allen en M le maudit. Soit ils sont manipulés et n'ont pas conscience de la portée de leurs propos, soit ils sont absolument cyniques et cherchent à exploiter la frénésie médiatique actuelle pour se donner bonne figure, ce qui serait plus terrible encore. [...]"
Et de conclure, guère optimiste : "Je demande donc simplement et humblement à tous les citoyens, et aux médias en particulier, d'étudier les faits avant de juger, de faire preuve de retenue et de discernement dans leur jugement d'un être humain qui n'a jamais fait l'objet d'aucune condamnation. Mais à une époque où l'outrance et la diatribe se substituent à l'analyse, où la rapidité d'exécution passe pour une vertu, où le tribunal populaire des réseaux sociaux se charge de rendre une justice expéditive, je suis bien conscient que ma requête est quasi illusoire".
In Fine, entre une certaine résignation teintée d'amertume et de lucidité, Woody Allen résumait dernièrement sa situation ainsi : "je travaille. Ca pourrait être pire. Je pourrais avoir passé ma vie avec un marteau piqueur, à faire des trous dans le trottoir..."