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    Avec Thelma, Joachim Trier voulait faire "un film de l'ampleur d'un Christopher Nolan mais avec un budget norvégien"

    Après trois drames, Joachim Trier persiste dans le genre mais y insuffle un peu de fantastique pour donner naissance à "Thelma", long métrage sous influence (incosciente) de Stanley Kubrick et Stephen King, qu'il nous a présenté à Paris.

    Après Oslo, 31 août et Back Home, Joachim Trier aurait pu réaliser la passe de trois sur la Croisette en présentant son nouveau film au Festival de Cannes. Sauf que les rumeurs qui l'envoyaient dans le Sud de la France n'étaient que des bruits de couloir, dans la mesure où la post-production de Thelma était loin d'être achevée à l'époque. Il faut dire qu'à côté de ses précédents longs métrages, celui-ci relève du blockbuster, avec ses effets spéciaux et son ambiance fantastique. Tout en s'inscrivant pleinement dans l'oeuvre de son auteur, comme nous l'explique le Norvégien, inconsciemment influencé par Stephen King et Stanley Kubrick.

    AlloCiné : "Thelma" contient des éléments fantastiques et s'articule autour d'un personnage principal féminin, ce qui surpend à côté de vos précédents films. Est-ce le début d'un nouveau cycle dans votre cinéma, une façon de sortir de votre zone de confort ?

    Joachim Trier : J'ai le sentiment que chacun de mes films me fait sortir de cette zone de confort. Après Nouvelle donne, qui avait beaucoup de personnages et d'humour, j'ai voulu faire quelque chose de simple avec Oslo, 31 août : de longs plans et une focalisation sur un protagoniste. J'ai ensuite fait un film aux Etats-Unis, Back Home, avec plusieurs personnages, différents acteurs et environnements, ce qui a été une expérience.

    Et là j'ai cherché à exploiter les possibilités esthétiques de l'image numérique. Il y en a deux cents dans le film, et j'espère que vous n'en remarquerez pas la majorité. Nous abordons un différent type d'histoire, qui rappelle quand même celle d'Oslo dans la mesure où nous parlons d'un être humain qui a le sentiment de ne pas réussir à se connecter avec le monde qui l'entoure. Mais là, il y a une histoire d'amour entre Thelma et une autre fille, et nous avons essayé de faire quelque chose d'expressionniste, avec des images plus grandes que nature et passionnées. Plus cauchemardesques. Ça c'était nouveau pour moi, vous avez raison.

    Mais je n'ai pas vraiment l'intention de continuer à faire ce genre de film. Mon prochain pourrait encore être très différent. J'essaye d'avancer. Changer de forme est très important pour moi, car cela me permet d'explorer de nouveaux types de cinéma, de nouvelles façons d'utiliser le langage cinématographique. Mais les thèmes renvoient toujours à la famille, les questions existentielles autour de l'identité. C'est à la fois le même film, mais un film différent de mes précédents. J'ai l'impression qu'il s'agit plus d'une continuation graduelle.

    Il y a aussi ces idées de solitude, de lutte intérieure contre sa vraie nature, ses sentiments ou ses envies, que l'on retrouve souvent chez vous. Les éléments fantastiques étaient-ils présents dès le début, où les avez-vous intégrés comme un moyen de faire ressortir ces thèmes ?

    Très souvent, sur le plan créatif, chacun de mes projets est déclenché par mon envie de faire un type de film. Et lorsque nous nous mettons à l'écrire, il devient petit à petit quelque chose d'autre. Ici, j'ai dès le début voulu me débarrasser du bon goût, de mon langage et de mes thèmes habituels, car je pensais vouloir faire quelque chose de très différent. Nous avons ainsi regardé beaucoup de giallo, des dessins-animés japonais ou beaucoup de séries B américaines des années 70 et 80, à la recherche de quelque chose.

    Nous avons également vu des bons films, comme Ne vous retournez pas ou Dead Zone, et nous recherchions une allégorie. Nous nous sommes alors rendus compte que je n'étais pas capable de réaliser un film d'horreur avec une victime qui fuit un tueur avec des lames au bout des doigts. Ça n'est pas mon style. J'aime les gens et tout ce qui est interne, et c'est pour cette raison que nous sommes parvenus à cette histoire allégorique d'une personne qui réprime sa volonté et sa passion, en cherchant transformer le tout en récit d'horreur. Je suis parti d'une idée pour parvenir à quelque chose de plus humaniste.

    "Thelma" est une représentation physique des choses

    Ce que j'aime dans le film, c'est qu'il semble y avoir deux manières de l'interpréter : une rationnelle et une fantastique. Confirmez-vous ces deux possibilités ? Surtout que votre précédent film parlait aussi du pouvoir de l'image et de ce qu'elle exprime.

    Tout à fait. Et je voulais justement jouer avec cela. Être capable de travailler sur différents niveaux. Mon souhait était d'exposer assez de choses au public, en matière d'expériences et de situations, pour qu'il se sente impliqué dans la dynamique conceptuelle. Et il y a ce côté sensoriel : je voulais que les gens ressentent la neige, la glace, le feu et le verre. Le cinéma est super lorsqu'il rassemble des personnes dans une pièce sombre pour leur faire ressentir le monde que l'on dépeint. Plus que mes autres films, Thelma est une représentation physique des choses.

    Cela veut donc dire que vous n'auriez pas pu faire le film hors de Norvège, car c'est aussi de ses paysages que viennent sa beauté froide ?

    Je pense que oui, car je voulais vraiment l'articuler autour du concept de feu et de glace, qui est très fort dans le film et fonctionne de façon très précise dans certaines scènes. Il me fallait un décor très norvégien, avec les forêts. Nous avons un conte de fées traditionnel gothique datant des années 1800, qui traite de la dichotomie entre le scepticisme chrétien et les vieux mythes naturels de Norvège. C'est comme en France avec l'histoire de Jeanne d'Arc, une femme forte stigmatisée et traitée de sorcière. Nous avons eu la même chose ici aussi, et je voulais adopter le point de vue de la "sorcière" sous forme de fable moderne.

    Le Pacte

    Il doit être compliqué de trouver l'actrice capable d'incarner ces thèmes et ce rôle qui demande beaucoup, physiquement et psychologiquement. Etait-ce le cas avec Eili Harboe ?

    Ça a été difficile pendant de nombreux mois, jusqu'à ce que je rencontre Eili. Ensuite ça a été facile (rires) J'ai vu plusieurs centaines de personnes et c'est une vraie star en puissance. Je suis très fier d'avoir travaillé avec elle si tôt dans sa carrière, car elle avait fait quelques films auparavant, mais rien de tel.

    Elle peut paraître vulnérable comme une petite fille puis très puissante et forte physiquement : elle a fait toutes ses cascades sous-marines, a travaillé ses capacités respiratoires pour pouvoir rester sous l'eau dans une cuve pendant longtemps. Il y a aussi toutes ces choses folles avec des serpents : je lui ai proposé de faire appel à des cascadeurs et des doublures, mais elle a voulu les faire elle-même. Ça m'a rappelé l'époque où je faisais du skateboard avec mes amis et que nous nous filmions. Eili est un peu comme ça. Elle est solide.

    C'est une vraie révélation ! Le fait d'avoir travaillé avec des grands acteurs tels qu'Isabelle Huppert ou Gabriel Byrne sur "Back Home" vous a-t-il aidé au moment de choisir et diriger les comédiens de "Thelma" ?

    Absolument. Travailler avec quelqu'un comme Isabelle Huppert a été l'une des meilleures expériences de ma vie, et j'en ai retiré la possibilité d'apprendre aux jeunes acteurs la façon dont elle créé autour d'elle une atmosphère spéciale où chacun est libre d'explorer et expérimenter. Beaucoup de jeunes acteurs ont peur de devoir être performants et parfaits, alors qu'il n'est pas question de cela. J'ai appris en travaillant avec les plus grands qu'il faut en fait essayer.

    Avec Isabelle, nous faisions une prise puis nous regardions les rushes et réalisions que nous pouvions faire mieux. C'était une exploration facile où il n'est pas question d'être parfait du premier coup mais d'être dans une processus continu. C'est quelque chose de très inspirant que je peux aujourd'hui transmettre aux jeunes acteurs.

    "Thelma" a des points communs avec "Carrie" et "Dead Zone"

    Qu'aimez-vous autant dans ces histoires de combats intérieurs qui traversent vos films ? Avez-vous besoin de ce type de conflit pour faire progresser l'histoire ?

    Pour être honnête avec vous, je recherche surtout un concept visuel : des images, des concepts ou des façons de monter que je veux montrer au public, mais qui soient connectés aux thèmes que j'aborde. Le principal, ici, est l'écart extrême entre la subjectivité et l'objectivité, que je reproduis au niveau de la mise en scène, en étant proche de Thelma de façon intime et claustrophobique, tout en l'observant de l'extérieur pour créer une perspective paranoïaque, plus que dans mes films précédents. Cela me permet de créer un suspense pour les spectateurs et j'ai besoin de trouver cela dès le début, avant de me focaliser sur le côté humain, qui peut parfois prendre le pas sur la forme. Mais je cherche d'abord à définir la forme.

    Cette façon d'observer de loin m'a fait penser à Stanley Kubrick et "Shining", que ce soit au début ou dans la manière dont le récit progresse. Etait-ce une influence pour vous ?

    Pas consciemment. Mais Kubrick est l'un des plus grands réalisateurs dont je revois sans cesse le travail. Et il m'inspire dans le sens où à chaque fois qu'il s'est attaqué à un nouveau genre, il en a fait un film de Stanley Kubrick, qu'il s'agisse de Shining ou Barry Lyndon, drame en costumes dans lequel on retrouve ses thèmes. C'est vraiment l'un de mes maîtres absolus.

    Le Pacte

    Dans un sens, "Thelma" suit le même chemin, car il s'inscrit pleinement dans votre filmographie, malgré les éléments de genre et les effets spéciaux. Ces derniers vous ont-ils demandé de travailler davantage les concepts visuels en amont ?

    Oui, pour la première fois de ma carrière, et pour des raisons financières, il nous a fallu déterminer très en amont ce que le film allait coûter. Car l'idée était de faire un film doté de l'ampleur d'un Christopher Nolan, mais avec un budget norvégien. Donc le producteur m'a demandé de faire un story-board des scènes à effets spéciaux le plus tôt possible.

    Avant que le scénario ne soit terminé, nous avons dû imaginer et dessiner les scènes visuelles avec mon chef opérateur et le story-boarder, et j'ai laissé ces dessins affecter le scénario, car nous avons dessiné certaines de ses parties avant de les avoir écrites. C'était libérateur. Thelma est le film que j'ai réalisé et qui contient le moins de dialogues. C'est mon film le plus silencieux, car il est dirigé par l'aspect visuel. Et c'est ce qui a rendu l'expérience amusante.

    Avez-vous dû vous réfréner, ou partiez-vous dès le début sur une approche du type "moins il y en a, mieux c'est" pour les effets visuels ?

    Le "moins il y en a...", c'était plus pour Oslo, 31 août. Avec Thelma je suis plus dans l'excès. Je voulais tenter des choses dingues. J'ai toujours été un grand fan de David Lynch et de la façon qu'il a de créer des histoires centrées sur des réalités internes - reconnaissables, certes, mais pas de celles que nous voyons au quotidien. Il m'inspire dans sa manière de faire en sorte que nous nous reconnaissions dans ses films, alors qu'il dessine une vie intérieure.

    Stephen King vous a-t-il aussi influencé ? Car Thelma pourrait très bien être la Carrie norvégienne, vu que vous abordez aussi les pouvoirs télékinétiques et la foi religieuse.

    J'adore Carrie et Brian De Palma, qui est l'un des grands réalisateurs de l'espace pour moi. Mais nous n'y avons pensé qu'après avoir fait le film, lorsque tout le monde s'est mis à faire la comparaison. Et je me sens presque honteux de ne pas y avoir pensé plus tôt car Thelma a bien évidemment des points communs avec Carrie, entre la télékinésie et la pyrokinésie. Il y a aussi un peu de Dead Zone, également adapté de Stephen King, qui est peut-être le plus grand auteur de conte de fées des temps modernes.

    Il n'est pas particulièrement difficile de faire un film de genre, mais j'ai un style personnel, je veux le final cut et j'ai des demandes très précises

    Pour en revenir à cette idée de "faire un film doté de l'ampleur d'un Christopher Nolan mais avec un budget norvégien" : est-il facile de faire un film de genre en Norvège ?

    Nous avons pas mal de soutiens et notamment en France, avec Le Pacte et Memento Films. Beaucoup de personnes nous ont aidé à créer une situation financière susceptible de donner naissance à ce film, qui a coûté cher. Il n'est pas particulièrement difficile de faire un film de genre, mais j'ai un style personnel, je veux le final cut et j'ai des demandes très précises.

    La clé était donc de trouver les meilleurs sociétés d'effets spéciaux en Scandinavie et de les faire collaborer : nous avons eu neuf compagnies, réparties entre la Suède, le Danemark et la Norvège, qui ont travaillé ensemble sur un même film dont elles pourraient être fières, au lieu d'être en compétition. L'une d'entre elles pouvait ainsi s'occuper des animaux, une autre du verre, une autre du feu... Le tout supervisé par la société Ghost à Copenhague. C'était amusant sur le plan créatif, mais la post-production a été très longue car nous ne l'avons terminée qu'en août. Et si vous regardez le teaser dévoilé en avril, vous verrez que certains effets ne sont pas terminés (rires)

    Considérez-vous "Thelma" comme un pur film de genre ?

    Pas du tout (rires) J'ai en quelque sorte échoué. J'ai peut-être pensé pouvoir le faire, mais le résultat est une étrange combinaison de choses. Ce sera aux gens de me dire ce que c'est. Moi je n'en ai aucune idée. Je pense être un dingue de cinéma, inspiré par plusieurs choses, mais plusieurs personnes trouvent qu'il y a beaucoup de Dreyer dans le film, ce à quoi je n'avais pas du tout pensé alors qu'il m'a beaucoup influencé dans sa façon de travailler sur les gros plans ou autour du thème de la foi, de son mystère.

    Et il a aussi abordé l'histoire de Jeanne d'Arc.

    Oui, et c'est l'un de mes films préférés. Il a aussi fait Ordet [également appelé "La Parole", ndlr], sur un monde rationnel qui a perdu la capacité d'imaginer, de se servir du fantastique. Je ne suis pas religieux, je suis athée, mais j'accepte tout ce mystère et je lis beaucoup sur l'occulte car cela me rend curieux. Pour en revenir à la question, je ne saurais pas définir ce qu'est un film de genre. Les plus intéressants sont, pour moi, ceux qui résultent d'une combinaison.

    Le Pacte

    Si cela peut vous aider à définir "Thelma", un internaute a écrit dans sa critique qu'il s'agissait du "meilleur film X-Men de tous les temps".

    (rires) C'est très gentil à cette personne d'avoir écrit cela. Nous vivons dans une culture où un élément ne bouge pas : l'idée du super-héros élu, celui avec des super pouvoirs. Des centaines de films en parlent chaque année mais j'en n'en suis pas vraiment curieux, sauf si le thème est utilisé dans le cadre d'une crise existentielle interne. De notre côté, nous avons tenté de l'extraire et de l'ancrer sur Terre, dans un personnage humain auquel on peut s'identifier : ici, une jeune femme lesbienne, qui trouve cela difficile et doit se débattre avec ses parents. J'espère que les gens s'identifieront à elle avec leur coeur et pas leur pop corn (rires)

    Pour finir, et vu que vous reconnaissez qu'il y a deux façons d'interpréter le film : laquelle préférez-vous ?

    Ce qui me semble important est justement de ne pas décider moi-même pour mieux, je l'espère, stimuler le public pour qu'il en discute après. Plus que tout ce que j'ai fait auparavant, ce film est dirigé par son récit, car il y a du suspense. Mais cela n'empêché pas qu'il y ait de la place pour l'interprétation.

    Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Paris le 31 octobre 2017

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