A l'occasion de la sortie en DVD / Blu-ray du film Détroit, nous republions notre entretien avec l'historien François Durpaire, avec qui nous avions longuement conversé autour du film, sa portée symbolique et politique, sa signification, et le contexte dans lequel il s'inscrit.
Été 1967. Les États-Unis connaissent une vague d'émeutes sans précédent. La guerre du Vietnam, vécue comme une intervention néocoloniale, et la ségrégation raciale nourrissent la contestation. À Detroit, alors que le climat est insurrectionnel depuis deux jours, des coups de feu sont entendus en pleine nuit à proximité d'une base de la Garde nationale. Les forces de l'ordre encerclent l'Algiers Motel d’où semblent provenir les détonations. Bafouant toute procédure, les policiers soumettent une poignée de clients de l'hôtel à un interrogatoire sadique pour extorquer leurs aveux. Le bilan sera très lourd : trois hommes, non armés, seront abattus à bout portant, et plusieurs autres blessés. Au terme de cinq jours d'émeutes qui embrasèrent la ville de Détroit, le bilan fut terrible : 43 morts et 467 blessés.
Une histoire éminemment douloureuse et captée avec la vigueur d'un uppercut par Kathryn Bigelow dans son nouveau et brillant film. Une histoire aussi dont l'Amérique n'a pas fini de solder les comptes; loin s'en faut. Le parallèle entre le débat actuel sur le racisme institutionnel et les événements évoqués dans le film est, selon ses auteurs, parfaitement assumé.
Ci-dessous, la bande-annonce du film...
Nous avons profité de la sortie de Détroit pour nous entretenir avec l'historien François Durpaire, spécialiste des Etats-Unis et des minorités. Agrégé d'histoire en 1996, auteur d'une thèse de doctorat soutenue en 2004 sur le rôle des Etats-Unis dans la décolonisation de l’Afrique noire francophone (1945-1962), il enseigne depuis 2007 à l’Université de Cergy-Pontoise où il est maître de conférences en sciences de l’éducation. Membre du Comité national pour la mémoire et l'histoire de l'esclavage, il est l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Histoire des Etats-Unis, dans la collection Que sais-je ?; Les Etats-Unis pour les nuls (First édition); L'Amérique de Barack Obama (édition Démopolis), ou encore L'unité réinventée : les présidents américains face à la nation (édition Ellipses). Consultant pour les chaînes BFM TV, France 24 et TV5 Monde, il est en outre le réalisateur d'un documentaire, Barack Obama : un rêve métissé, produit par BBC Worldwide. Vous pouvez suivre son actualité sur son compte Instagram.
AlloCiné : Qu'avez-vous pensé du film, en tant que spectateur bien sûr mais aussi du point de vue de l'historien que vous êtes ?
François Durpaire : Globalement, c'est un très bon film, même si je trouve que les vingt dernières minutes sont en trop, à la fois sur le plan cinématographique mais aussi historique. Ces vingt dernières minutes concernent précisément le procès qui n'a pas eu lieu en ces termes là. Ce qui est très intéressant par exemple, dans la première partie, qui mêle les images d'archives aux images de fiction, c'est ce mélange de fiction et réalité, que l'on voit souvent dans les oeuvres américaines. La frontière est assez floue, ce qui contribue beaucoup à immerger le spectateur dans cette réalité des Etats-Unis de 1967. C'est très efficace, de même que ce passage de la grande Histoire à celle plus intimiste, qui est la clé de la réussite de cette oeuvre.
Kathryn Bigelow a fait le choix d'ouvrir le film sur une oeuvre fameuse du peintre noir Jacob Lawrence, intitulée "Migration Series". Un choix original, mais peut-être un peu lacunaire pour les spectateurs pas forcément au faît du contexte socio-historique que les Etats-Unis et la communauté afro-américaine traversent à ce moment là, qui permet de mieux comprendre comment on arrive à la situation décrite dans le film. Pouvez-vous nous éclairer là-dessus ?
Je trouve cette démarche de commencer avec ces peintures très intéressante. Pour un public blanc américain qui va voir le film et qui connait bien le patrimoine culturel musical afro-américain qui est très largement partagé, il est nettement moins au faît du patrimoine culturel pictural afro-américain.
Pour le contexte, on est à la fin des années 1960. Le Mouvement des Droits Civiques a déjà produit un certain nombre d'avancées juridiques majeures. En 1947, il y a le décret Truman, qui impose une déségrégation au sein de l'armée. En 1954, c'est la déségrégation scolaire par un Arrêt de la Cour Suprême célèbre, Brown v. Board of Education. L'année suivante, c'est la fameuse affaire Rosa Parks, une femme afro-américaine qui devint une figure emblématique de la lutte contre la ségrégation raciale aux États-Unis. En novembre 1956, la Cour suprême des États-Unis casse les lois ségrégationnistes dans les bus, les déclarant anticonstitutionnelles. En 1964-1965, c'est la législation sur l'égalité et la loi sur le vote, en 1965, qui était d'ailleurs à l'origine d'un film sorti en 2015, Selma.
Dans le film de Kathryn Bigelow, on se retrouve donc à Détroit, qui n'est pas une ville du Sud, mais qui connait la ségrégation, urbaine notamment. Ce n'est pas une ségrégation légalisée, juridique. On trouve dans des ghettos une population noire immigrée du Sud fuyant la ségrégation pour aller s'installer dans une ville qui est certes celle du fameux label musical de la Motown, mais aussi Motor - Town, la ville de l'automobile, où les noirs sont des ouvriers. Comme l'a dit Martin Luther King sur cette affaire du Algiers Motel et des émeutes de Détroit, on a non pas un phénomène mais une conjugaison de phénomènes. Le racisme, l'urbanisme, et la crise économique, déjà, dans l'industrie automobile.
Le spectateur blanc américain n'est pas encore prêt à voir ce type d'oeuvre.
Ces facteurs donnent une cocotte minute explosive, à laquelle se rajoute la question de la police. On estime qu'elle était blanche à 95%; en tout cas qu'un policier sur deux ressemble à ceux du film. Leurs profils sont partagés; certains ouverts d'esprits, tandis que d'autres n'ont rien à envier aux racistes blancs du Sud. On est loin de l'image simpliste qui consisterait à opposer un Sud forcément raciste tandis que le Nord serait plus ouvert.
Puisque l'on parle de la Police, l'acteur Will Poulter, qui incarne le policier raciste Krauss, disait que son personnage était l'instigateur d'une méthode employée par la Police de l'époque, qu consistait à provoquer les Noirs américains pour susciter des réactions agressives ou violentes de leur part pour justifier leur arrestation. Est-ce que cela vous paraît effectivement représentatif du comportement et des méthodes employées par la Police ?
En fait, on a basculé dans une période où les actes de la Police sont soumis à des règles. On n'est pas à l'ère de l'impunité totale. C'est bien retracé d'ailleurs dans le film, on voit qu'il y a une hiérarchie, un acte raciste peut être sanctionné. On n'est pas dans le schéma d'une Police du Sud, où les policiers sont membres du Ku Klux klan. Dans le film, ces policiers racistes doivent être plus subtils pour échapper aux visées de leur hiérarchie. Il y a effectivement cette méthode de provocation bien montrée dans le film, qui est connue par les militants et activistes noirs-américains, et qui sont de fait préparés pour ne pas céder justement à ces provocations.
Martin Luther King avait quant à lui adopté un autre mode de "provocation" : provoquer la violence de la Police devant les caméras américaines. Ca été notamment le cas en Alabama dans les manifestations de Birmingham en 1963, où le monde entier a vu ces images d'enfants interpellés par la Police qui lâchait les chiens sur les manifestants. Cela fait parti de la stratégie de provocation menée par le Mouvement des Droits Civiques, qui a aussi pour but de susciter l'adhésion à ce mouvement des blancs modérés sensibles à la cause défendue par Martin Luther King.
Ci-dessous, des images d'archives de cette manifestation et des brutalités policières...
Les événements décrits dans le film et leurs répercussion sont-ils encore ancrés dans la mémoire collective américaine, en particulier au sein de la communauté afro-américaine ? Ou bien, comme l'affirme d'ailleurs Kathryn Bigelow, ces événements ont-ils été "rélégués dans les oubliettes de l'Histoire" ?
La réalisatrice a raison de dire que les événements, dans leurs détails historiques, sont très largement oubliés. En les exhumant à travers ce film, elle fait oeuvre d'Histoire. Ces événements ne sont d'ailleurs pas présents dans les manuels scolaires américains. Pour les américains, Détroit fait parti d'un cycle de révoltes urbaines. Concernant les événements du Algiers Motel, ils sont malheureusement peu connus des américains. Et malheureusement aussi, il y a eu des centaines et des centaines d'incidents de ce type dans les années 1960 aux Etats-Unis. Donc si cet événement précis est peu connu, en revanche le contexte est encore très prégnant. Les Noirs américains vivent avec cette histoire de manière quotidienne. On peut même dire que "l'Histoire, c'est le passé", mais qu'en voyant le film, on a le sentiment que "l'Histoire, c'était le présent". C'est la force du film, montrer que l'Histoire, c'était le présent. Et c'est le présent pour beaucoup de noirs américains, qui vivent dans une sorte de continuité. L'auteur William Faulkner disait d'ailleurs : "le passé ne meurt jamais. Il n'est même pas passé".
Kathryn Bigelow a fait de son film un outil pédagogique majeur.
Vous savez, j'ai fait en 2015 un documentaire avec Hicham Ayouch sur la Nouvelle Orléans, Katrina : dix ans après. Quand les militants afro-américains nous parlaient de cette histoire-là, de leurs situations au présent, ils remontaient jusqu'aux temps des plantations ! Ils ne revenaient même pas à l'époque de la ségrégation, ils remontaient même jusqu'au temps de l'esclavage. Pour eux, il y a une continuité historique, 300 ans d'esclavage et de ségrégation raciste, et cette période récente qui n'a pas réussi à tourner la page.
Pourquoi les Etats-Unis sont-ils justement hantés par cette question de l'esclavage et ont tant de mal à tourner la page ?
La différence avec la France, assez énorme, c'est que toute cette histoire s'est produite sur le sol américain, alors que dans le cas de la France, cela s'est certes passé sur le sol français, mais aux Antilles. Donc à des milliers de kilomètres de la métropole. C'est donc quelque chose qui est enraciné, profondément ancré dans leur territoire. Ce n'est pas qu'une question de proximité dans le temps, c'est une question de géographie proche. En France, une plantation avec les esclaves, ca existait, mais c'était aux Antilles. Aux Etats-Unis, elle était ici, à côté de l'école, du commissariat de police, etc. Les Etats du Sud ont remplacé l'esclavage par la ségrégation raciste. Il y a encore 50 ans, on ne pouvaient pas se marier entre noirs et blancs dans certains Etats du Sud. Pour un historien, un tel lap de temps est très court, là où on est habitué à jongler avec des périodes chronologiques beaucoup plus larges et anciennes. C'est donc une Histoire très récente, et très marquée par sa géographie, encore très présente. Il y a aussi une forme d'occultation qui fait que l'on a plus de mal à tourner la page.
Pour les Noirs américains, il y a une division très forte aujourd'hui, qui est une division du rapport à cela. Dans cette communauté, huit personnes sur dix disent que le racisme est un problème très fort, tandis que chez les blancs, moins d'un sur deux a ce sentiment. Pourquoi ? Parce que chez les Noirs américains, neuf personnes sur dix disent qu'elles ont déjà vécu une expérience de discrimination. Un blanc américain sur dix seulement déclare avoir eu des problèmes avec la Police, quel que soit le milieu social. Donc on a un rapport au problème du racisme qui n'est pas le même.
Comme au temps de Martin Luther King, on a les trois groupes. Les blancs qu'on a vu cet été, néo-nazis et autres membres du Ku Klux Klan, qui croient en la suprématie blanche. Ils constituent une toute petite minorité, certes bruyante. Il y a des personnes blanches qui soutiennent aussi le mouvement Black Live Matter et donc soutiennent la cause noire. Et puis il y a cette grande majorité, qui déclare ne pas être raciste. Ce qui est intéressant aussi et révélateur, c'est que 64% des blancs américains, dans l'affaire opposant Donald Trump aux joueurs de la NFL qui ont mis un genou à terre au moment de l'hymne national en signe de protestation, estiment qu'il faut que ces joueurs respectent le drapeau. C'est là qu'ils ne comprennent pas ce combat. Il n'y a certes pas eu 64% d'américains qui ont voté pour Trump, mais il y a 64% d'américains qui sont d'accord avec Trump sur ce point.
Pour rebondir sur votre propos, le Pew Research Center, basé à Washington, avait publié une étude en juin 2016, qui précisait que seuls 46% des blancs américains qualifiaient les relations inter-communautaires de "bonnes". Au sein de la communauté afro-américaine, ils étaient à peine 34%. Peut-on parler, de plus en plus, des Etats désunis d'Amérique ?
Parler des Etats désunis d'Amérique, c'est une expression comode, que l'on utilise souvent. En tout cas, les Etats-Unis ont jadis été plus désunis qu'ils ne le sont aujourd'hui, puisqu'il faut rappeler qu'il y a eu une guerre civile qui a failli, concrètement, diviser sur le plan territorial et politique le pays. Cette guerre de Sécession avait pour toile de fond d'ailleurs la même question, la même problématique qu'aujourd'hui. C'est-à-dire la problématique raciale, avec l'abolition ou non de l'esclavage. Ce n'était évidemment pas l'unique raison de cette guerre, mais l'une d'entre elles.
Après les événements de Détroit, on a commandé un rapport, dit "Kerner", du nom de la commission créée en juillet 1967 à l'instigation du président des États-Unis Lyndon B. Johnson, dans le but d'enquêter sur les origines des émeutes raciales de 1967 à Detroit. Ce rapport, que l'on connait sans que tout le monde l'ai lu dans le détail, a une formule célèbre : "Notre nation se dirige vers une société à deux faces, l'une blanche, l'autre noire – séparées et inégales".
Pourrait-on reprendre exactement les conclusions de ce rapport aujourd'hui ? Depuis les événements de Détroit, la bourgeoisie noire a progressée, de même que la classe moyenne noire. Mais il y a toujours des indicateurs qui révèlent un écart social important. Par exemple, pour illustrer le verre à moitié plein ou vide, prenons l'éducation. Les choses se sont-elles améliorées ? Oui, si l'on considère la fin du niveau secondaire, soit l'équivalent du bac, les noirs américains obtiennent les mêmes résultats que les blancs américains, soit 80%. En revanche, dans les études supérieures, on retrouve des lignes de fractures très importantes entre blancs et noirs. Il y a beaucoup plus de noirs dans les Community College, et plus de blancs dans les Universités. Il y a d'ailleurs une fameuse expression du révérend Jesse Jackson : "nous avons conquis la liberté, il faut désormais conquérir l'égalité".
Au fond, le rapport entre noirs et blancs aux Etats-Unis est peut-être ce qui change le moins vite. Avec l'élection d'Obama, on a pu parler d'une "ère post-raciale". Il serait fou de considérer que cette ère n'existe pas du tout, et considérer que les événements survenus à Ferguson [NDR : Les manifestations de Ferguson sont un ensemble de manifestations pacifiques, mais aussi, d'émeutes et de pillages qui ont eu lieu dans la ville de Ferguson, dans l'État du Missouri, aux États-Unis, à la suite de l'affaire Michael Brown. Dans cette affaire qui s'est déroulé à Ferguson, le 9 août 2014, un policier blanc, Darren Wilson, a tiré plusieurs fois sur un jeune homme noir de 18 ans, Michael Brown, qui selon le témoignage de deux ouvriers travaillant sur place, s'enfuyait les bras levés] et le mouvement Black Live matter ont complètement mis à terre l'élection d'un président noir, comme si rien ne s'était vraiment passé. Et aujourd'hui, avec les attentats des suprémacistes blancs, -je ne parle pas uniquement de ce que l'on a vu à Charlotsville, je pense aussi à ce qui s'est passé à Charleston et dans un temple Sikh il y a quelques temps- il faut rappeler que la majorité des enquêtes du FBI portent sur l'extrême-droite américaine, avant même le terrorisme islamiste.
Le passé ne meurt jamais. Il n'est même pas passé.
Pourquoi je dis cela ? Parce que dans cette Amérique multiculturelle, n'y a pas que les noirs et blancs. Il y a la poussée des hispaniques. Cette Amérique Brown, qui est peut être une majorité silencieuse aujourd'hui, mais elle constitue sans doute LA grande affaire de l'Amérique contemporaine : la latinisation du pays. Dans sa campagne pour l'élection à la présidence, ce ne sont pas les sorties sur les noirs de Donald Trump qui ont fait scandale, ce sont ses sorties sur les mexicains, sur le fameux mur qu'il veut construire. La vraie et grande angoisse de ces racistes blancs américains, c'est l'équivalent de la théorie du grand remplacement. C'est la latinisation de l'Amérique. En 2044, la démographie nous dit que les blancs non hispaniques seront minoritaires.
Quand on regarde les américains d'origines latines, le métissage avec les blancs est très important, comme il l'est d'ailleurs entre la communauté asiatique et les blancs. Donc on a une Amérique qui se métisse, tandis que les taux de mixités entre les noirs et les blancs figurent parmi les moins forts. Par ailleurs, il ne faut pas omettre qu'il y a d'autres communautés aujourd'hui, et qui sont très fortes, notamment les Latinos. On a donc là quelque chose qui n'est certes pas l'objet du film, mais qui contredit les discours visant à affirmer que rien n'a changé dans cette Amérique, et que l'Amérique de 2017 est la même que celle de 1967.
Détroit est sorti début août aux Etats-Unis, et a été un gros échec en salle. L'une des raisons de cet échec tient au Backlash du procès en légitimité qui a été fait à Kathryn Bigelow pour réaliser ce film. Procès qui a notamment été intenté par une frange radicalisée de l'intelligentsia de la communauté noire américaine, partagée entre un besoin d'éthique de représentation et sans doute aussi la tentation d'une chasse gardée identitaire. Quel est votre sentiment là-dessus ?
Du côté français, on ne lit pas très bien cette polémique américaine. On la lit comme une sorte de communautarisme noir qui interdirait à Kathryn Bigelow de traiter la question noire américaine, ce qui n'est pas le cas. Ce qui a été dit -même s'il peut y avoir effectivement des excès-, c'est que la réalistrice a les moyens de pouvoir faire ce film, alors que des réalisateurs noirs américains voudraient le faire, mais n'ont pas les moyens, ou n'ont pas accès aux mêmes réseaux pour le faire. On ne s'attaque donc pas à Kathryn Bigelow, la réalisatrice blanche, on s'attaque en fait à un système qui interdit à des réalisateurs noirs d'avoir fait ce film avant Bigelow. Ce qui n'est pas du tout la même chose. Ils se sentent dépouillés de la maîtrise de l'écriture de leur propre histoire. Ecrire un livre, ca ne coûte rien. Faire un film, c'est tout un système économique qu'il faut maîtriser. Et il est évident qu'une personne comme la réalisatrice a du poids et l'oreille des producteurs derrière un film comme Détroit, plutôt qu'un Spike Lee ou un jeune réalisateur afro-américain.
Si le film n'a pas été un succès aux Etats-Unis, c'est aussi parce qu'il est victime je pense de sa propre réussite artistique. Ce qu'a cherché à faire Bigelow, c'est ce qu'avait fait dès 1961 l'auteur John Howard Griffin dans son livre Black Like me, sorti sous le titre Dans la peau d'un noir, qui sera d'ailleurs adapté au cinéma en 1964. C'est l'histoire -authentique- d'un journaliste blanc qui se grime en noir, et qui fait cette expérience sociologique. Il propose aux blancs américains, plutôt que d'avoir des préjugés, de se mettre dans la peau d'un noir américain et de vivre, en tout cas constater la ségrégation dont les afro-américains sont victimes.
Dans le film de Kathryn Bigelow, le spectateur blanc américain a les mains sur le mur, le flingue du raciste sur la tempe, il EST ce noir américain. C'est une expérience très violente, comme un film d'horreur. Cette projection est sans doute trop violente pour lui. Aux Etats-Unis, ils sont vraiment dans l'empathie. Ce mot est d'ailleurs employé par la réalisatrice pour défendre son film. Ca, c'est très réussi. Tellement d'ailleurs que je pense que ca fait partie du succès Critique global du film, et en même temps du flop du film au BO américain. Quoi qu'il en soit, Bigelow a fait de son film un outil pédagogique majeur; il a d'ailleurs été vu par les membres du Congrès. Il est de nature à faire évoluer les choses, même si, on le sait, l'opinion publique américaine, sur le plan artistique, est plus sensible ou en tout cas réceptive à des oeuvres comme Mississipi Burning, même si la référence date un peu. Au fond, je pense que le spectateur blanc américain n'est pas encore prêt à voir ce type d'oeuvre.