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    Parfaites : "Ces jeunes femmes font des choses incroyables dans l’indifférence la plus totale"

    Dans "Parfaites", Jérémie Battaglia plonge avec l'équipe nationale canadienne de natation synchronisée et dévoile la quête de perfection de ces athlètes et les coulisses d'une discipline méconnue. Rencontre avec cet admirateur des héros ordinaires.

    AlloCiné : Alors que votre travail de photographe reposait essentiellement sur une approche sociale et politique, pourquoi avoir choisi la natation synchronisée comme sujet pour votre premier documentaire ?

    Jérémie Battaglia (réalisateur) : C’est le plus pur hasard. Une amie m’a fait découvrir ce sport un jour. En me parlant, j’ai réalisé que j’avais des idées assez arrêtées, voir carrément sexistes sur ce sport. Il y a quelque chose qui m’a profondément choqué dans cette injustice de ces jeunes femmes qui sont parmi les meilleures athlètes du monde et ne reçoivent que des moqueries… Même si au premier regard, quand on voit mon parcours, on peut trouver étonnant que la natation synchronisée soit le sujet de mon premier film, il y a pour moi un même lien qui relie tous ces projets. Ce n’est pas la dimension politique des sujets qui m’intéressaient : c’était leur dimension humaine. Tous mes projets partent de mes propres préjugés, comment je veux ouvrir ma vision du monde et la rendre plus riche, plus emphatique et humaniste. Et pour ça, rien de mieux que d’aller à la rencontre de l’autre, et c’est exactement ce qu’on fait en tant que documentariste. J’essaye juste de reproduire mon expérience et la partager avec le plus grand nombre avec le petit espoir de faire évoluer certaines mentalités, que ce soit sur des questions sociales ou la natation synchronisée.

    Justement, quels étaient vos a priori sur cette discipline et qu'avez-vous découvert au cours de cette immersion ?

    Comme beauccoup de gens je ne voyais pas la dimension athlétique du sport. je voyais juste des filles trop maquillées qui souriaient jusqu’aux oreilles. C’est toute la difficulté de ce sport : prétendre que c’est facile. Donc quand on ne sait pas, on ne perçoit que l’apparence de facilité. Je crois surtout que je ne m’étais jamais intéressé à ce sport, donc je ne savais rien et malgré tout j’avais cette image... Tout ça parce que le sport n’existe pas dans les médias et que les rares contacts que j’avais avec cette discipline c’était via des blagues et des sketchs. Hélas, en tant qu’homme sans personne dans mon entourage qui en faisait, je n’avais aucun moyen de briser ces idées reçues…

    Vous vous définissez comme un "admirateur des héros ordinaires" : cela semble être une définition parfaite pour ces nageuses...

    Tout à fait. Ces jeunes femmes font des choses incroyables dans l’indifférence la plus totale, et sont les personnes les plus humbles que je connaisse. Quand je vois les egos dans le monde du football ça fait réfléchir. Pour moi, les héros ordinaires, ce sont monsieur et madame tout le monde. Tout le monde est un héros à sa façon. Le travail de Raymond Depardon m’a beaucoup marqué quand j’étais adolescent et cette vision très emphatique de l’humain est pour moi à la base de cette idée des héros ordinaires. Les modèles sont partout, la beauté est parfois dans de petits gestes, comme ce moment où dans le film Marie-Lou décide de parler de ses troubles alimentaires à son équipe pour éviter aux plus jeunes de faire face aux mêmes difficultés : c’est un geste désinstéréssé, profondément humain, un acte héroïque à sa façon.

    Le film parle de la quête de perfection et de beauté. C'est une thématique qui va au-delà du sport et qui doit donc résonner chez le professionnel de l'image que vous êtes ?

    Oh oui. Je ne m’en suis pas rendu compte dès le départ, mais c’est un film très personnel. Plus j’avançais dans l’écriture puis le tournage, plus je réalisais que les choses qui me touchaient dans ce sport faisaient résonner en moi des questions très personnelles. Je pense que le besoin obsessionnel de contrôle qu’ont ces nageuses, contrôle sur leur corps, leur alimentation, leurs performances… ressemble beaucoup au besoin de contrôle obsessionnel qu’un réalisateur a sur son film. Ce n’était pas innocent. Finalement, ce n’est pas faux de dire que le premier film est toujours un peu autobiographique… Ce besoin d’avoir une image parfaite, un cadre parfait et épuré, c’est quelque chose de très présent chez moi et je comprenais leur besoin de répéter encore et encore leurs gestes pour avoir l’éxécution la plus parfaite : je faisais la même chose quand je filmais. Donc finalement il n’y avait pas de hasard à ce que je me retrouve à faire ce film.

    Le film est monté à la manière d'un thriller, du moins avec un vrai suspense concernant la qualification ou non de l'équipe aux Jeux de Rio. Cette dynamique était importante pour mener le récit ? L'avez-vous adoptée dès le départ ou a t-elle été décidée au moment du montage ?

    Dès le début je voulais utiliser la forme du documentaire sportif, comme un suspense construit autour de la question "Est-ce qu’elle vont gagner ou pas ?". J’aime les films documentaires qui racontent une histoire, qui prennent le spectateur à un point A et le laisse à la fin à un point B. Et avec ce sujet c’était parfait : l’histoire était déjà là. J’aime cette idée de temps qui inéluctablement avance, ça crée un suspens dans le film mais aussi pour moi en faisant le film, qui vivais la même chose. J’ai commencé le montage sans savoir si elles gagnaient ou pas à la fin (la compétition avait lieu deux mois après le début du montage). C’est une structure classique, certes, mais terriblement efficace. Je voulais utiliser cette forme du documentaire sportif pour mieux la détourner, en fait. C’était mon fil rouge mais pas mon sujet. C’était le prétexte, j’ai envie de dire. Le sujet du film n’est pas est-ce qu’elles gagnent ou pas. Et d’ailleurs est-ce si important au final ?

    Il y a finalement "peu" de séquences sous-marines et de détails sur la discipline en elle-même, du moins moins que ce à quoi on peut s'attendre : vous vous êtes concentrés sur le travail d'équipe, le coach, les entraînements, les vestiaires, l'investissement total de ces athlètes... Pourquoi avoir privilégié cette approche ?

    J’en reviens à l’approche humaine mais aussi la question du rythme. J’ai fait le choix de laisser de côté certaines informations sur le sport car je voulais pas faire un film exhaustif sur la natation synchronisée. Mon but premier était de changer les mentalités sur ce sport mais aussi de faire un film plus universel sur la quête de perfection, la question de performance et comment on peut trouver son équilibre en apprenant à être soi. Dès lors je voulais me concentrer sur les personnages, leur évolution et rester le plus proche d’elles. Rajouter trop de détails sur les compétitions, le sport, la technique, aurait rendu le film lent et plus laborieux alors que je voulais faire un film court et ramassé, rapide dans son rythme. Pour le côté plus visuel des belles images sous-marines, là encore c’est une question de rythme : je voulais pas tomber dans le piège du réalisateur qui se regarde filmer. J’adore ces séquences et ces images, mais avec mon monteur Alexandre Lachance, nous avions toujours en tête le rythme et la construction narrative du film. Certaines de mes images préférées ne sont pas dans le film… mais c’était pour le bien du film j’en suis certain. 

    Vous le disiez à l'instant, au-delà du travail de documentariste, il y a dans votre film une vraie recherche esthétique : c'était important pour vous de montrer qu'un documentaire peut allier le fond et la forme ?

    Oui tout à fait. Je pense que c’est à cause de ma pratique photographique. Les deux s’influencent beaucoup. Souvent quand on parle documentaire, les gens voient des films mal filmés, à l’esthétique hasardeuse. Pourtant le documentaire est multiple. Certains sujets ont besoin de cette approche plus brute à cause du sujet et de l’approche. Mais pour ce film, je ne voyais pas comment ne pas travailler la forme. Pour moi la forme est pleinement porteuse de sens, en particulier dans ce cas alors qu’on parle de natation synchronisée. Tout est apparence dans ce sport, je voulais donc faire écho à ça, jouer avec l’imagerie du sport un peu kitch comme cette féminité exacerbée et la musique très présente…

    Vous avez suivi l'équipe pendant deux ans. Au point de faire partie de l'équipe en quelque sorte. Dès lors, avez-vous réussi à les quitter une fois le documentaire tourné ?

    Je pense qu’on sera toujours relié. C’est certain que le destin de ces nageuses sera toujours important pour moi. Je ne crois pas en cette image du réalisateur qui vient dans un milieu, filme et repart. Au contraire, c’était important pour moi d’échanger, de donner autant qu’elles m’ont donné. J’ai fait beaucoup de photos et vidéos pour les aider pour certains projets à elles, par exemple. Mais c’est aussi au niveau humain : j’ai aussi parlé de moi pour qu’elles apprennent à me connaître et qu’on soit à "armes égales". Tu me donnes ça, je te donne ça. Donc elles en savent au tant sur moi que moi sur elles je pense… Donc pour revenir à la question, on aura toute notre vie un lien particulier et d’ailleurs je les vois encore régulièrement.

    En intégrant ainsi ce groupe, et en les côtoyant, n'y a t-il pas un risque de perdre son objectivité de documentariste ? Comment maintenir la bonne distance ?

    Je ne suis pas d’accord ! Ça, c’est valable pour un journaliste, pas un documentariste. Je n’ai pas à être objectif, je dois au contraire suivre ma subjectivité jusqu’au bout. Le film raconte ma vision sur ce monde de la natation synchronisée, et ce sont les questionnements qu’il soulève qui m’intéressent. Quelqu’un d’autre aurait sûrement parlé d’aspects que je n’aborde pas dans le film. Bien entendu, j’ai une obligation de ne pas travestir les faits, ça c’est évident. Mais ces faits servent une vision d’auteur. C’est un film d’auteur, pas un reportage. Par contre, concernant l’amitié qui pouvait nous relier après un certain temps de tournage, j’avais clairement expliqué ma démarche et mes intentions dès le début à l’équipe, et surtout convenu avec eux qu’ils n’auraient aucun droit de regard sur le film terminé. C’est une condition sine qua none pour un long métrage documentaire, je pense. Pour moi, on fait le film avec les personnages, je ne le fais pas seul. Mon approche est très pudique, respectueuse. Je ne tente pas d’obtenir "l’information" que je veux à tout prix. Je veux avant tout amener le sujet dans la même danse que moi. Peut-être qu’il voudra ou pas. S'il ne veut pas, je tente de trouver un nouveau terrain d’entente ou nous pourrons travailler ensemble… Je tente d’impliquer les gens que je filme au maximum, c’est donc un échange. Cette notion de pudeur et respect est très importante pour moi.

    Quel a été le ressenti de l'équipe et du coach au premier visionnage ?

    On a tous beaucoup pleuré ! Ce fût une grande émotion bien entendu, car on revivait cette année et demie si intense que le film raconte. Mais je crois qu’elles étaient surtout très surprise par la forme du film. Marie-Lou m’avait dit "Je pensais que ça allait être comme une petite vidéo sur youtube" ! (Rires). Elles ne pensaient pas que le film aurait cette approche cinématographique. Mais au final, unanimement, elles étaient heureuses de voir que le film montrait la réalité de leur sport de façon juste et respectueuse.

    Comment compareriez-vous le travail de documentariste à travers la photographie et à travers le cinéma ?

    Dans mon cas, j’ai une approche très similaire dans les deux. C’est une démarche solitaire. Je fais ma propre caméra sur le film, donc j’étais seul la grande majorité du temps, tout comme quand je fais des essais documentaires photographiques. Je me questionne beaucoup dans ma pratique sur la notion de respect et de la juste distance avec les gens qu’on filme, cette question de la pudeur. En ce sens, les deux démarches sont très identiques. Cependant le côté production est bien entendu très différent : d’un côté je peux partir sur un coup de tête, faire des photos et sortir le soir même ces images. La photographie est devenue tellement immédiate avec le numérique. Pour filmer, il faut penser narration, structure, son, montage… Tout devient plus compliqué, lent. Le cinéma est l’art de la lenteur, il faut être patient. Mais ce n’est pas plus mal : ça aide à murir l’approche, le propos. Pour le film, j’ai passé un peu plus d’un an et demi à observer, écouter, noter, prendre des photos discrètement… Avant même de filmer une image. Quand j’ai commencé à filmer, le scénario que j’avais en tête à beaucoup évolué car il était influencé par de nouveaux éléments que je découvrais. Donc ce long processus, cette lenteur propre au cinéma, aide je trouve à être plus profond, plus juste dans ce qu’on tente de faire.

    Quel est votre prochain sujet de documentaire ?

    J’aimerais revenir sur des sujets de société. Et même si c’est encore très embryonnaire, je m’intéresse beaucoup à la question de la radicalisation. Mais pas comme on pourrait l’attendre… Sinon j’écris un premier court métrage documentaire avec un ami scénariste, j’aimerais le faire l’année prochaine si tout va bien.

     

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