Il y a parfois des rencontres singulières. Celle-ci en est incontestablement une. Tout commence par un simple mail : "Bonjour, je suis le réalisateur et co-producteur de L'automne de Zao, un court métrage dans lequel figure Caterina Murino, et qui a, à ce jour, déjà obtenu 44 sélections officielles, 12 prix et mentions. En parallèle, je suis aussi expert mise en scène et réalisation chez Ubisoft, et j'ai ainsi apporté ma contribution sur nos jeux tels que la franchise Assassin's Creed, Watch Dogs, The Division... Quelles sont les conditions d'éligibilité pour figurer dans votre base de données ?"
Le profil du réalisateur, transversal, nous intrigue. Nous proposons de conduire une petite interview par mail avec lui, pour en savoir plus. "Avec plaisir ! Mais nous pouvons aussi nous rencontrer pour cette interview !" nous dit-il. Très bien, va pour une vraie rencontre donc.
A 46 ans, Nikolaus Roche-Kresse a déjà eu plusieurs vies ou, en tout cas, donne l'impression d'être passé maître dans l'art de pratiquer l'ubiquité. Passé par le théâtre et la mise en scène, études de philosophie, Script Doctor pour le grand metteur en scène danois Gabriel Axel, oscarisé pour son sublime Festin de Babette; scénariste travaillant avec Christian Fechner, qui fut un des grands producteurs du cinéma hexagonal; publicitaire au sein du groupe Publicis durant 10 ans ... Jusqu'à son travail actuel chez l'éditeur de jeux vidéo Ubisoft, dont la notion d'ubiquité est justement inscrite au coeur de son ADN. Décidement, les deux semblaient fait pour s'entendre. Retour sur un entretien fleuve avec un homme volubile, chaleureux, passionné, et, in fine, passionnant.
AlloCiné : Quel est ton parcours avant d’arriver dans le monde des jeux vidéo ?
Nikolaus Roche-Kresse : Si on m’avait dit qu’un jour je bosserai dans les jeux vidéo, je ne l’aurai jamais cru ! La vie est faite de hasards et rencontres parfois inattendus. En fait, très jeune, la réalisation et la mise en scène m’attiraient. Et je me souviens m’être dit à ce moment-là que je ne pourrais pas être réalisateur sans être d’abord un directeur d’acteur. J’ai donc fait le Conservatoire de musique, danse et art dramatique de Créteil ; je suis un ancien élève de la section « art dramatique ». Après ça j’ai monté des pièces de théâtres ainsi que deux troupes. La première avec d’anciens élèves du Conservatoire de Créteil, puis une autre avec laquelle je voulais davantage aller vers des choses expérimentales.
A cette époque-là dans les écoles il n’y avait pas encore de formation à la direction d’acteurs ; en ce sens, le théâtre était un bon palliatif, avec toujours l’optique de passer à la mise en scène pour le cinéma. Lorsque j’ai mis les pieds dans le théâtre, je n’ai pas vu passer le temps. J’y ai passé dix ans de ma vie ! En parallèle au Conservatoire, je menais des études de philosophie, que j’ai mené jusqu’en DEA, que je n’ai pas terminé d’ailleurs.
Je me souviens qu’au Conservatoire, on avait reçu vers 1988-1990 la visite de Gabriel Axel, le réalisateur danois qui avait été oscarisé pour son film Le Festin de Babette. Il était venu parce qu’il cherchait des comédiens qui parlaient allemands, anglais, etc.. Pour un projet de film qui ne s’est finalement pas fait. Gabriel Axel m’appelle à l’époque où j’étais en DEA de philosophie. A ce moment-là, il avait besoin d’un assistant réalisateur. Il m’avait proposé de faire des repérages dans l’Ouest de la France en camping-car. A cette époque, on commençait à rentrer dans la grosse vague du Dogme, avec les œuvres de Lars Von Trier et Thomas Vinterberg. J’ai énormément appris à ses côtés. Mon travail s’est d’ailleurs rapidement mué en autre chose, puisqu’il me demandait quelque fois de lire ce qu’il adaptait, tandis que je faisais des observations dans les marges.
Comme une sorte de Script Doctor ?
Absolument, j’étais un peu en train de devenir ça, sans vraiment le savoir. Après ça, il m’a embauché et payé pour relire ses scripts. En fait, ca été véritablement mon point de départ pour me mettre à écrire. La seule expérience que j’avais dans ce domaine à ce moment-là, c’était mon mémoire de maîtrise de philosophie, et aussi un roman de SF qui était mauvais. C’était plus de la détente quand j’étais étudiant, comme une sorte de récréation, entre deux travaux sur Hegel ou Nietzsche.
Tu as essayé de le faire publier ?
En fait, il a été publié, mais ca n’a pas du tout marché. Pas grave ; je n’en tire de toute façon aucune satisfaction personnelle. Des amis m’avaient suggéré de le faire publier. Ca avait été édité chez un petit éditeur. Ca correspond à une époque où je dévorais du Ray Bradbury et Isaac Asimov. C’était ma récréation, je regardais très peu la TV. Pour le fun, j’avais aussi commencé à écrire de petits courts-métrages. Il y en a un que j’ai fait lire à Gabriel Axel, qui m’a alors dit qu’il était prêt à l’acheter. Je lui ai alors répondu : «si tu me dis ça, c’est qu’il faut que je réalise le court !» Finalement il ne s’est pas fait. On avait commencé à le budgéter, et c’était dément. On était alors en plein dans ce travail à quelques mois de la sortie de Matrix, en 1999. Quand ce film est sorti, on s’est dit que c’était mort pour notre court. C’était l’histoire de Matrix ! J’avais été nourri par la lecture de Philip K. Dick, les Wachowski aussi. Dans le court, on était aussi sur une histoire de double réalité, une qui est visible, l’autre pas. On n’était pas à 100% dans Matrix, mais le concept était le même. C’était Alice au pays des merveilles, version Dark. J’ai la preuve du dépôt à la SACD de ce court que j’avais écrit avant le film, mais c’était trop tard.
C'est ce qui t'a amené à faire ton premier court-métrage ?
Oui. Après ça, j’ai fait un premier court qui s’appelle Purgatoire, un délire que j’ai écrit avec un copain du Conservatoire et avec qui j’avais fondé ma première troupe de théâtre. L’idée derrière ce petit court, c’était de s’affranchir de toutes les règles et les styles, on voulait avant tout s’amuser avec ce qu’on voulait faire : une sorte de duel façon western entre le Diable et Dieu. La post production a demandé un très gros travail parce que je voulais un aspect très cartoonesque.
J’ai ensuite rappelé un ami photographe de plateau, Sébastien Micke, qui est d’ailleurs photographe pour Paris Match, pour venir voir le mixage du court. Il m’a présenté Alexandra Fechner [NDR : fille du producteur Christian Fechner]. Je lui ai montré le court-métrage qui venait de passer au mixage, mais pas encore à l’étalonnage. C’est un moment important pour moi, parce que c’est le point de départ du travail que j’ai fait avec Christian Fechner sur un premier projet de long. J’ai travaillé sur le scénario pendant deux ans. Ca été difficile, je n’y arrivais pas, j’étais épuisé. Il me fallait un scénariste en renfort, d’autant que contractuellement, Christian Fechner devait m’en allouer un.
Je parle de ma situation à des amis, lorsque l’un d’entre eux me dit connaître un script doctor correspondant totalement à mon univers. C’est comme ça que j’ai fait connaissance de Hugues Fléchard, qui allait devenir coscénariste sur mon nouveau projet, un Thriller d’action fantastique. Je l’ai proposé à Alexandra Fechner, qui était à ce moment-là directrice artistique au sein de la société de son père. A l’époque où elle avait vu les premières images de mon court Purgatoire, ce n’était pas encore le cas. Avec ce scénario, Hugues et moi avons décroché un contrat auprès de Christian Fechner. Le scénario du film nous demandait encore beaucoup de travail, de corrections, au point que je voulais proposer à Alexandra Fechner d’être coscénariste sur le film aussi, ce qu’elle a accepté. L’étape suivante, c’était la recherche du casting. On avait commencé à rencontrer du monde, comme Benoît Magimel.
Malheureusement, on a appris un soir que Christian Fechner était très malade, et avait une tumeur au cerveau. Tout a été stoppé pendant un an. On était suspendu à l’évolution de son état de santé.
En repensant à lui, il a vraiment été un père artistique pour moi ; il avait une très grosse expérience. Quand j’ai commencé à travailler avec lui, il avait déjà 40 ans de cinéma derrière lui ! Je revois encore son bureau, à Boulogne, c’était hallucinant. Il était tapissé d’affiches de films français. J’avais sous les yeux 40 ans de cinéma ; ses films faisaient au minimum 4 millions d’entrées ! C’était le pape de la production cinématographique en France. Alors un Premier long métrage produit par Christian Fechner, c’était irréel pour moi ! C’était quelqu’un de très simple aussi, très chaleureux. Au final, j’ai travaillé sept ans avec lui. Suite à sa disparition en novembre 2008, on n’a hélas jamais pu faire ce film.
Mais à ce moment-là tu n’es pas encore chez Publicis, si ?
Si ! En fait, je remonte un peu en arrière pour expliquer. Un jour, Gabriel Axel m’a demandé : «mais qu’est-ce que tu veux faire ? Tu veux être scénariste ? Assistant réalisateur ? Réalisateur ?» Je lui ai répondu que je voulais être réalisateur. Il m’a alors répondu : «alors arrêtes d’être assistant réalisateur, sinon tu vas vite être catalogué ! Tu seras dans un tiroir, et tu ne pourras plus en sortir ! Suis mon conseil : dis que tu es réalisateur, mais ne dis rien sur ce que tu fais à côté.» Conseil que j’ai suivi. J’ai alors commencé à bosser dans une agence événementielle, comme concepteur-rédacteur. Elle cherchait un metteur en scène, et avait eu mon nom par le biais des pièces de théâtre que j’avais mis en scène et primées dans des festivals. Au final, je me suis rendu compte que ca ne m’intéressait pas plus que ça.
Un jour, dans une salle de cinéma, je vois une bande-annonce de "Gears of War". Il y avait d'une part cette musique incroyable de Mad World, tandis que l'image était un Military Survival Horror. Le mélange des deux donnait quelque chose d'intelligent, qui avait du sens.
Ce qui me plaisait vraiment, c’était la direction artistique. Je suis donc parti là-dedans. C’est ce job que je faisais en parallèle de mes projets cinéma et que je trouvais cohérent ; ca représentait un bon compromis. J’ai dû travailler dans 6 ou 7 agences, jusqu’à ce que l’une d’entre elles me propose un CDI après avoir travaillé en Freelance pour une d’entre elles. Il se trouve que cette agence a été rachetée par Publicis plus tard, c’est comme ça que je suis rentré chez eux.
Publicis, c’est une énorme entité. A l’époque où j’y suis rentré, il y avait 49.000 salariés. Au début, j’étais perdu là-dedans. J’ai commencé à travailler pour la publicité papier, et j’ai côtoyé des cadors en matière de direction artistique au sein de cette société, notamment au sein de Verbe, qui était l’agence de fous furieux spécialisée dans la communication corporate d’entreprise. C’était une leçon quotidienne. J’étais épanoui, parce que ca correspondait à ma nature profonde, car j’ai toujours eu une curiosité circulaire. Contrairement par exemple à quelqu’un qui peut être passionné de cinéma et qui est une encyclopédie vivante, moi je suis très mauvais pour fonctionner comme ça. En revanche, je fonctionne comme une éponge : tout me nourrit et fonctionne ensemble.
A quand remonte ton premier contact avec l'univers des jeux vidéo ?
Après dix ans, j'ai pensé avoir fait le tour de mon job. Un jour, ca doit être en 2006 ou 2007, dans une salle de cinéma, je vois une bande-annonce pour un nouveau jeu sur la console X-Box 360, c'était Gears of War. J'avais été frappé dans cette BA par le contraste émotionnel. Il y avait d'une part cette musique incroyable de Mad World, tandis que l'image était un military survival horror. Le mélange des deux donnait quelque chose d'intelligent, qui avait du sens. Il fallait que je m'intéresse à ça; je devais rattraper mon retard. Du coup, j'ai acheté le bundle Gears of War + la console. L'univers des jeux vidéo était incontournable dans la culture populaire, et je ne pouvais pas passer à côté de ça. J'ai vraiment commencé à devenir un gros joueur sur Gears of War 2, sans vraiment que je m'en rende compte en plus. J'ai y joué des centaines et des centaines d'heures, j'ai même fait partie d'une équipe de multijoueurs de compétition. Je me souviens que sur une carte de multijoueurs, on a même été classés 49e mondial. Je devenais passionné par les jeux sur le plan visuel. J'ai enchaîné ensuite avec des titres comme Bioshock, Metro 2033...
A l'époque, j'avais un ami qui travaillait chez Ubisoft. A force de me voir commenter les jeux, il m'a suggéré le plus sérieusement du monde de postuler chez eux. Mais ca a pris du temps, parce que j'étais encore chez Publicis à cette époque-là, et je continuais aussi à développer mes projets personnels en parallèle, comme mon premier long métrage. Après plusieurs propositions que j'ai refusé, Ubisoft a fini par me proposer le poste d'expert "mise en scène et réalisation". Au moment où je suis arrivé, l'équipe était en pleine réorganisation, pour devenir le Pôle d'expertise Editorial Creative Services, géré par Tommy François. Ca m'a pris du temps avant d'appréhender l'univers des jeux vidéo; je n'avais aucune formation de Game Design, de Level Design, etc... Tout ça était nouveau pour moi.
Une fois cette appréhension faite, je me suis dit que je pouvais apporter des choses qui étaient à la croisée de tout mon parcours. Injecter dans les projets des choses que j'avais apprise lors de mes études de philosophie par exemple. Donner du sens, rendre le jeu plus mature et adulte. On travaille en tant que support pour les équipes de développement. En un sens, au sein de notre équipe, c'est à nous de nous inventer, de trouver comment nous rendre utile, comment piocher dans ma façon d'être et de penser.
Tu travailles donc sur les stimuli émotionnels sur les licences AAA d'Ubisoft. Comment cela se traduit-il ?
Il y avait d'abord un constat : le panel des émotions n'était pas assez large dans ce que l'on pouvait voir dans les jeux vidéo. J'ai donc commencé à travailler à partir de la "roue des émotions", inventée par le professeur US Robert Plutchik, qui est une des méthodes de classifications des réactions émotives générales, puis à partir de ça développer un outil de travail. J'ai pratiqué cet outil avec le jeu Soldats inconnus, qui a été notre laboratoire : j'étais allé faire une présentation sur les émotions sur ce jeu à nos équipes basées à Montpellier. On a du coup pu trouver comment enrichir et diversifier ces émotions, mais aussi travailler sur leurs intensités. J'ai vraiment été heureux de travailler sur ce jeu. Au-delà de sa magnifique direction artistique, c'est un jeu qui avait du sens. Et c'est un jeu de guerre où on ne tue personne. L'essentiel était de raconter ce qu'avaient vécu les Poilus, à travers des lettres, des objets trouvés, un système d'archives qu'on a intégré dans le jeu...
Ci-dessous, la magnifique bande-annonce de "Soldats inconnus"...
Il faut savoir que les émotions sont provoquées par des stimuli générés par notre environnement. Notre héritage de survie fait qu'on est dans l'interprétation permanente de notre environnement, et on s'adapte à ça en fonction des stimuli qu'on reçoit. Par exemple si tu entends un crissement de pneu soudain, tu vas avoir une émotion de peur, partagée avec le groupe social. Tu vas te mettre instinctivement à crier, pour prévenir le reste du groupe humain qui t'entoure, même si tu ne les connais pas, qu'il y a danger. Du coup, le groupe adapte son comportement face à ce danger.
Je veux que ces stimuli soient complètement préhensibles par les équipes de Designers. Si je génère des émotions en contrôlant les stimuli que je génère aussi dans le monde vidéoludique, là je contrôle tout, parce que c'est nous, Ubisoft, qui créons ce monde. On sait que le joueur va réagir à certaines émotions universelles, et d'autres qui ne le sont pas. Par exemple, le remords : tu peux être un criminel de guerre et ne pas éprouver de remords; ce n'est pas une émotion universelle de survie.
Mais quelles sont les recommandations que tu peux faire dans une franchise AAA ? Tu recommandes par exemple d'insister davantage sur le Background d'un personnage principal pour ouvrir davantage le champ émotionnel ?
Nous faisons désormais des jeux qui sont des Open World systémiques, et sur lesquels nous ne voulons plus faire de cinématiques, en tout cas le moins possible. Nous sommes dans une narration qui n'est plus du tout linéaire, même s'il faut malgré tout que le joueur vive une expérience quelle que soit la direction qu'il prend dans cet Open World. On peut rendre vivant ce monde par son aspect systémique, mais aussi faire en sorte que les stimuli viennent de partout et interpellent le joueur comme dans la vraie vie. Toutefois, on n'est pas dans de la manipulation. Le but, c'est que le joueur fasse une expérience et mon travail consiste à permettre d'enrichir cette expérience. Je ne peux hélas pas rentrer davantage dans le détail.
En parlant d'expériences à la fois vidéoludiques et émotionnelles, que penses-tu justement du travail que fait le studio Telltale sur "Walking Dead" ou plus largement les jeux à épisodes ?
C'est absolument formidable. Certes ils ne peuvent pas lutter sur le plan graphique car ils n'ont pas les ressources pour cela. Mais le fait de se préoccuper des émotions est pour moi un vrai signe de maturité. Il y a une volonté de proposer quelque chose qui ne soit pas purement mécanique, mais quelque chose qui soit plus universel, qui parle à tout le monde. Je pense par exemple à un jeu indé comme Paper please ! et ses graphismes 8 Bits, où l'on incarne un agent des douanes dans une sorte d'Union soviétique. Je trouve ça brillant. On te met devant une interface Old School, tout en te disant que l'essentiel n'est pas là. Car l'essentiel de ton expérience va se faire sur le plan émotionnel. Il y a 20 fins possibles, et sur l'une d'elle, j'ai carrément eu la chair de poule !
Dans le jeu The Walking Dead, saison 1, j'ai pleuré à la mort de Lee. J'ai essayé de voir s'il n'y avait pas d'autres solutions pour qu'il vive, je trouvais ça tellement injuste, il fallait qu'il vive ! En même temps, Telltale a un discours très clair : ils sont dans la manipulation émotionnelle. Or la manipulation, c'est toujours à l'insu de la personne, et moi je n'ai pas envie que les joueurs vivent cette expérience. Moi, j'ai envie que la personne soit consciente de vivre une expérience incroyable.
Tu parlais de Bioshock tout à l'heure, quelle a été par exemple ton sentiment dans ce jeu, en particulier lorsque tu dois faire face au dilemme à propos des petites soeurs que tu peux sauver ou sacrifier ?
En fait, j'ai trouvé ca manichéen, au sens où il y avait deux fins alternatives, selon qu'on les sacrifiait, ou pas. Mais je n'y voyais pas un vrai dilemme en réalité. Parce que lorsqu'on les sacrifiait, le gain qu'on en tirait était beaucoup trop fort. C'était trop avantageux de faire le mal. Or moi ce qui m'intéresse, c'est d'être toujours à l'équilibre, sur le fil. Comme dans les films de Terrence Malick, on est tous sur une crête.
Belle référence !
C'est une de mes préférées, avec Hayao Miyazaki. Pour rester sur Malick, on voit que chaque personnage est sur une crête dans la Ligne rouge. On est dans la tête de chaque personnage, on comprend le combat intérieur que mène chacun d'entre eux. C'est la crête au propre, c'est-à-dire l'objectif qu'ils doivent conquérir. Mais aussi leurs propres crêtes intérieures, comme celle du colonel, joué par Nick Nolte. Sa crête à lui, c'est de ne pas être reconnu; va-t-il rester colonel toute sa vie ou saisir sa chance de prendre des galons avec cette offensive ? Il y a une conscience du temps qui passe chez Terrence Malick que je trouve exceptionnelle. Dans Les Moissons du ciel par exemple, c'est la première fois de ma vie où je voyais des champs filmés. Mais ce n'étaient pas de simples champs filmés; en fait c'était des plans existentiels sur la vie et la mort.
Cette quête de sens dans l'image est quelque chose que j'adore, et que j'essaie d'appliquer dans mon quotidien, à la fois dans mes projets personnels mais aussi chez Ubisoft. Je reconnais en des cinéastes tels que Malick ou Kurosawa cette circularité de la curiosité dont je parlais au début, qui pour moi est fondamentale. Quand je vois des personnes qui sont expertes dans un domaine mais ne connaissent rien d'autre, c'est un appauvrissement en réalité. Je pense d'ailleurs que cette recherche sur les émotions a un énorme potentiel avec la VR. Au lieu d'imaginer la mise en scène sur quelque chose qui est frontal, face à nous, on est avec la VR dans un monde qui nous entoure totalement, où tout est potentiellement générateur de stimuli.
Changeons de sujet et évoquons ton court-métrage "L'Automne de Zao". Comment est-il né ?
C’est une longue histoire… Pendant que je suis encore chez Publicis et qu’Ubisoft essaie de me récupérer, je cherche toujours à développer mes projets personnels en parallèle. Parmi mes connaissance se trouve l’ex épouse de Claude Lelouch, Marie-Sophie L., avec qui je suis resté très proche. Elle me dit que mon scénario de film, un thriller d’action futuriste et sur lequel je travaille depuis des années, ne rentre pas dans la ligne éditoriale de Claude. Elle m’a alors conseillé de proposer le script à EuropaCorp.
Lorsque je vois un film comme "L'échelle de Jacob" ou bien "L’Odyssée de Pi", j’ai des émotions violentes, brutales. Je renoue avec des émotions qui sont rares au cinéma.
Je suis allé les voir accompagné de Jean-Yves Roubin, producteur belge de Frakas Productions. Il était prêt à mettre la moitié du budget sur la table ; budget estimé à 8 millions d’euros, ce qui est beaucoup pour un premier film. EuropaCorp trouvait le script très bien, mais avait quand même besoin d’être rassuré, notamment sur la direction d’acteur, et aussi parce que je n’avais fait qu’un seul court métrage jusque-là, Purgatoire. En sortant de chez eux, on s’est retrouvé Jean-Yves et moi à discuter sur le macadam. Il fallait trouver un autre court-métrage à faire. C’est son associé, Jean-Marie Musique, qui a trouvé ce projet de court, sur lequel on m’a donné carte blanche. C’était un projet qui tenait sur dix lignes, avec une ébauche de scénario. Je le donne alors à Hugues Fléchard, co-scénariste avec moi du script du film qu’on essayait de mettre sur pied depuis l’époque de Christian Fechner. C’est lui qui a transformé l’ébauche initiale de scénario de ce court en ce qui deviendra plus tard L’Automne de Zao.
Ci-dessous, la bande-annonce de "L'Automne de Zao"...
TRAILER of THE AUTUMN OF ZAO - L'AUTOMNE DE ZAO - 早的秋天 from Nikolaus Roche-Kresse on Vimeo.
Entre la naissance du projet et sa présentation effective dans les différents festivals, il s'est écoulé de nombreuses années...
C'est vrai, il y a eu des soucis, mais finalement classiques, pour un projet de cette envergure. La production se trouvait à Caen; une partie de l'équipe se trouvait à Paris, sans compter des personnes qu'on a embauchées sur place. On a tourné avec une grue, dans des endroits difficiles d'accès. On avait deux enfants qui tournaient dedans, donc il fallait tenir compte des impératifs liés à cela. Et j'ajouterai qu'il y avait, dans un même espace géographique, pas mal de distance entre les décors. Le lac que l'on voit par exemple dans le court est en fait un assemblage de 3 lacs différents. On a le lac de Pierre-Percée, situé en Meurthe-et-Moselle, pour les plans d'ensemble. Il se trouve qu’il se situe dans un parc national, connu pour être un lieu de reproduction des oiseaux. Donc à la nuit tombée, tout le monde devait être parti.
D’autre part, c’est un lac artificiel, qui sert à EDF à refroidir une centrale nucléaire ! Du coup, on était à la merci d’un gros changement de niveau de l’eau, ce qui n’est pas sans provoquer de gros soucis de raccords sur les plans. Je me souviens qu’on était venu faire des repérages un mois d’août avant de tourner à l’automne, et nous avons été horrifié : le lac avait été quasi vidé ! Si on voulait avoir un niveau d’eau correct, il fallait qu’on tourne entre janvier et mai, à l’extrême limite. Nous avons alors décalé le tournage au mois de mai, avec ce risque en tête, mais aussi parce que les journées étaient plus longues. Finalement, la temporalité du court nous a sauvé d’une certaine manière, puisque nous avons tourné les plans avec Cloé âgée à la toute fin des neuf jours de tournage prévus, alors que le niveau de l’eau du lac avait baissé.
Comment s’est passé ta rencontre avec Caterina Murino, qui incarne la maman de Zao ?
Très simplement ! C’est Alexandra Fechner qui m’a recommandé auprès d’elle, et inversement. Ca été une formidable expérience de travailler avec elle. Je voulais que ca soit très organique en ce qui concerne son personnage. Par exemple dans la scène où elle pleure, elle parle italien. C’est tout à fait intentionnel. Une italienne qui parle français tout le long, on se dit «c’est une italienne qui travaille en France ». Une italienne qui joue en français parce qu’elle a un enfant qui parle français, mais qui parle italien lorsqu’elle appelle sa mère, on se dit que c’est avant tout un personnage ; on est à la fois cohérent et logique. Sa présence dans le court et par extension sa notoriété a eu un impact dans les festivals où le court a été présenté. Mais Caterina, ce n’est évidemment pas qu’une ex James Bond Girl. Je la voulais à contre-emploi exprès, qu’elle soit avant tout une mère, même si on comprend que c’est une Working Girl. On voulait justement qu’il y ait ce fossé entre elle et son fils, et qu’il soit explicable de manière simple.
Peux-tu me parler de la dimension fantastique du court ?
Elle était déjà présente dès le départ. Ce que je voulais, c’était une créature fantastique qui donne l’impression de sortir d’un livre pour enfants. Une créature en 2D qu’on a animé sur After Effect. Au départ, l’idée était de faire une créature monstrueuse ou réaliste. Or pour moi, il n’était question ni de l’un ni de l’autre. Il fallait que cette créature soit en phase avec l’imaginaire de cet enfant, Zao. On voit à un moment donné qu’il a un livre pour enfant. Si Cloé, la petite fille, invente, comme prétexte pour le revoir, l’histoire de cette créature du lac, ça parle à Zao, parce que ça fait partie intégrante de son imaginaire.
En fait, la créature, et plus largement le côté fantastique et fantasmatique du court, m’a rappellé le film « Max et les maximonstres » !
Ah j’adore ! Je me suis d’ailleurs un peu inspiré de la typographie que l’on voit dans le conte. Le conte dont le film est tiré est absolument magnifique, et évoque notamment la colère de l’enfant. J’ai vraiment adoré le film de Spike Jonze. Il évoque aussi la difficulté de la parentalité. Dans l’œuvre, Max apprivoise sa colère à travers ces créatures. De même, dans L’automne de Zao, il y avait aussi cette idée, intégrée dans la mise en scène : comment l’enfant va se construire avec sa propre échelle de sérénité face à la mort ? D'ailleurs, l’enfant apprivoise la mort en lui touchant le museau. Pour revenir à la créature de mon court, on a vraiment eu de super feedback à ce propos dans tous les festivals où le court a été présenté. L’idée n’était pas de faire des effets spéciaux tape-à-l’œil avec elle, mais qu’elle soit au service de la poésie. Je ne voulais pas tomber dans une débauche de technicité. C’est vraiment quelque chose d’important pour moi : que les effets spéciaux soient au service du propos. Par exemple, un film qui compte parmi mes œuvres cultes où je trouve que les effets visuels sont très judicieusement exploités au service de l’histoire, c’est L’échelle de jacob.
Pourquoi ?
Il y a dans ce film des tonnes de références à la peinture et aux noms bibliques, avec ce personnage qui est carrément dans un purgatoire à la Dante ! Ce film traite de l’existentialisme pur et dur. Le personnage principal, Jacob, est mort. Le film est porteur d’un message sur notre humanité, mais traite aussi des regrets qu’on doit laisser à la porte avant de se laisser partir. Lorsque je vois un film comme celui-ci, ou bien un film comme L’Odyssée de Pi, j’ai des émotions violentes, brutales. Je renoue avec des émotions qui sont rares au cinéma. En fait, je me dis quelque part que le film ultime, c’est celui sur lequel tu ne peux pas enchaîner derrière ! Quand le film s’arrête, je n’ai presque pas envie qu’on me parle, j’ai encore besoin de rester en communion avec ce que je viens de voir.
Tant qu’à rester sur les films coups de cœur, j’ai été surpris de voir mentionné dans ta signature de mail que ton film préféré est "La Vie est belle" de Frank Capra. Pourquoi ce choix ?
Ah ! Et bien déjà parce qu’à chaque fois que je le vois, je suis dans l’état d’esprit que je viens d’évoquer. Mais surtout parce que lorsque je sors d’un visionnage de ce film, j’ai le sentiment de pouvoir construire la Tour Eiffel à mains nues, et que tout est possible ! Ce film, c’est même un vrai MacGuffin pour les réalisateurs ! En plus de cela, c’est une oeuvre totalement ancrée dans notre époque. Le méchant du film, Henry Potter, pourrait tout à fait incarner un de ces banquiers rapaces de Goldman Sachs ou autre. C’est le banquier d’affaire vorace qui veut ruiner avec les subprimes les petits épargnants ! En fait, je me dis que si les cinéastes mettaient autant d’ardeur dans les films d’amour que celle qu’ils mettent dans les films de violence, où l’on atteint je trouve une limite dans l’esthétisme, on aurait vraiment des choses magnifiques.
Il y en a, mais pas assez à mon goût. La violence flatte trop les bas instincts, c’est trop putassier de jouer avec nos émotions basiques de survie. On est dans un monde qu’on est en train de rendre terrifiant, parce qu’on a oublié Eros [NDR : le dieu de l’amour dans la Grèce antique] au profit de Thanatos [NDR : personnification de la Mort dans la mythologie grecque]. C’est la pulsion de mort qui prime sur la pulsion de vie. Les films qu’on vient d’évoquer tiennent d’ailleurs profondément compte de cet équilibre entre Eros et Thanatos. Dans La Vie est belle, je rappelle qu’il s’ouvre par une tentative de suicide du héros principal ! Il fait aussi le sacrifice de sa vie au bénéfice de tous les autres. Il sacrifie ses études, ses envies de voyager dans le monde, tous ses rêves d’explorateur…Au final, il est juste l’explorateur de sa ville. Mais c’est un bâtisseur de ville, -la sienne- avec ses logements pas chers pour les défavorisés. Lui qui se rêvait être un visiteur du monde est en fait un bâtisseur de mondes qui s’ignore. C’est extraordinaire, une métaphore sublime ! On touche là à quelque chose de profondément humain.