La chaîne franco-allemande nous emmène ce jeudi 8 décembre sur les traces de la drogue la plus consommée au monde, à travers un programme sombre et violent. Arte prend les paris en proposant un récit dans trois langues différentes et sur trois pays, de la plantation de cannabis au Maroc, à la cité de la banlieue parisienne, en passant par un bordel de luxe en Espagne...
Cannabis revendique son absence de point de vue moral sur le trafic de drogue en suivant le destin de nombreux personnages, tous liés au vol d’une importante cargaison de cannabis. Parmi eux, le héros, Shams (Yasin Houicha), petit dealer de banlieue et jeune lieutenant de Morphée (Christophe Paou), qui règne sur la cité par la terreur ; mais aussi El Feo (Pedro Casablanc), un impitoyable méchant, propriétaire de la cargaison volée ; ainsi qu’Anna (Kate Moran), patronne malgré elle d’un bordel de luxe à Marbella, après la disparition de son mari. A l’occasion de la diffusion des trois premiers épisodes, ce soir à partir 20h55, rencontre avec la réalisatrice Lucie Borleteau et Christophe Paou, l’interprète de Morphée...
Qu’elles étaient vos premières impressions à la lecture du scénario ?
Lucie Borleteau : J’ai lu le scénario d’une traite ! C’est comme suivre les aventures de Tintin : à chaque bas de page, on s’enthousiasme sur ce qui peut se passer après. Et Tintin, c’est Shams : il sait tout faire, il apprend tout ! (rires) Et ce qui est très chouette par rapport à un film, c’est aussi de pouvoir accompagner autant de personnages et d’avoir vraiment les moyens d’explorer des personnages secondaires sur la durée.
Et qu’est-ce qui vous a séduit dans le personnage de Morphée ?
Christophe Paou : Ce qui m’intéressait principalement, c’est que Morphée est un personnage assez monolithique. Et tout de suite, en lisant, je voyais comme une sorte de composition, même si je n’aime pas ce mot. Puis, au fil des épisodes, il se fissure et il y a plein d’axes qui apparaissent. Pour un acteur, être face à un personnage inflexible, c’est très impressionnant. Le défi était de partir de cette facette et de jouer avec tout ce qui germe autour, jusqu’à ce que le personnage se disloque complètement. Parce qu’il y a quelque chose de touchant chez cet homme malgré tout.
Et puis il y avait un truc très excitant dans le fait de pouvoir faire des choses dont on n’a pas forcément l’habitude : les poursuites en voiture, tirer sur quelqu’un...
Cannabis repose sur des points de vue multiples. Comment les avez-vous gérés, notamment pour laisser à chaque personnage le temps d’exister ?
Lucie Borleteau : Je pense que c’est surtout grâce aux acteurs que j’ai réussi à trouver cet équilibre. Avec chaque comédien, on a beaucoup parlé du personnage, on a parfois inventé des détails en plus de ce qu’il y avait dans le scénario, et on a cherché des choses un peu différentes...
La série ne repose pas simplement sur la surenchère de rebondissements...
La question du point de vue est primordiale, et j’ai parfois l’impression qu’à cause des contraintes de production, c’est un peu négligé dans la mise en scène. Ici, le point de vue change tout le temps, mais je ne pense pas pour autant que la série repose simplement sur l’histoire pour l’histoire, sur la surenchère de rebondissements. Au contraire, le scénario prend souvent le temps de se poser dans un moment d’intimité, de fragilité d’un personnage.
On peut aussi entendre beaucoup de langues différentes dans la série. Comment s’est passée la direction d’acteurs ? Comment trouve-t-on la justesse des comédiens dans chacune de ces langues ?
Lucie Borleteau : En fait, dans mon premier film (Fidelio, l’Odyssée d’Alice), j’avais déjà fait l’expérience de diriger des acteurs dans des langues différentes : il y a des personnages qui parlent Roumain et d’autres le Tagalog, qui est une langue des Philippines. Et franchement je vous promets qu’on ne comprend rien du tout ! (rires) Mais grâce à cette première expérience, j’avais tiré la conclusion que, quand on dirige dans une langue que l’on ne comprend pas, on voit tout de suite si l’acteur est dedans, on n’est pas empêché par une musique de sa langue ou la prononciation...
Par exemple avec la nourrice d’El Feo, qui ne parle pas français, on communiquait grâce aux regards, aux gestes. Diriger les acteurs, c’est aussi les toucher, c’est une forme de sensualité. Ce n’est pas seulement quelque chose d’intellectuel.
Christophe Paou : C’est ce qui est super intéressant dans le travail avec Lucie : au milieu de toute cette urbanité, elle trouve toujours quelque chose de très sensuel. Elle cherche de manière tout à fait naturelle l’humanité des personnages à travers ce que les acteurs proposent. Et puis elle a un don dans sa manière de filmer les femmes et les hommes, et surtout les corps...
Comment avez-vous abordé le personnage de Morphée ensemble ?
Christophe Paou : Nous étions tout de suite sur la même longueur d’onde. Au début, on a cherché à lui donner un style très "banlieue". Mais finalement, l’idée de retourner vers quelque chose de plus mystérieux s’est avérée plus intéressante. Personne ne sait vraiment qui est ce type dans le scénario, alors on s’est dit qu’il ne venait peut-être pas de la cité. Par exemple, il ne parle pas comme les autres jeunes, il n’a pas d’accent, etc. Et il y avait aussi l’idée de s’amuser à imaginer qui il pouvait être au travail. Parce que c’est un personnage qui essaie de faire au mieux son boulot.
Etre acteur, c’est agir. Ça ne se joue pas tant sur la différence de parcours professionnel que sur la différence de personnalité.
Vous avez dirigé des acteurs professionnels et non-professionnels : y avait une différence ?
Lucie Borleteau : Pour moi, il n’y a aucune différence. A partir du moment où quelqu’un est là pour jouer dans une scène, il est acteur, point barre. Je me fiche de savoir quel est son parcours. En revanche, rien n’est jamais pareil, et même pour un acteur qu’on dirige dans différentes scènes. On ne va pas lui parler de la même façon. Etre acteur, c’est agir. Il faut donc tout simplement trouver le bon angle d’attaque pour chacun. Mais ça ne se joue pas tant sur la différence de parcours professionnel que sur la différence de personnalité.
Je trouve aussi que dans la mise en scène de certaines séquences en Espagne, on a l’impression de voir des tableaux… Est-ce que vous avez discuté de références picturales avec votre chef opératrice ?
Lucie Borleteau : On en avait absolument parlé, je suis ravie que vous ayez remarqué ça. Pour moi il y a un truc assez fort autour de la peinture de Goya. Parce que c’est un des plus grands peintres espagnols mais aussi parce qu’il a représenté beaucoup de scènes de violence, de torture, etc. Ses peintures Noires, qui sont au musée du Prado, avec des aplats de jaunes, nous ont aussi inspiré pour la lumière. Et dans la scène de l’épisode 3 avec la nourrice, il y a aussi un petit peu de Delacroix, avec des contours pas nets, et ce côté sensuel...
Un des sujets du film est l’effet papillon : si quelque chose se passe au Maroc, ça a des répercutions en Espagne et en France, jusqu’à toucher des personnages qui n’ont rien à voir avec le trafic, comme la grand-mère de Shams. Est-ce que vous avez-vous-même été surpris par le scénario ? Par l’évolution de Morphée ?
Christophe Paou : Oui agréablement surpris, mais surtout parce que l’arc narratif est très bien construit. L’homosexualité de Morphée par exemple, peut paraître comme un twist scénaristique un peu fort, mais en même temps, la façon dont c’est amené marche très bien. Et surtout, il y a toujours de nouvelles portes qui s’ouvrent pour chacun des personnages, jusqu’à la toute fin de la série...
Lucie Borleteau : Et je trouve que la construction de l’histoire en effet papillon, c’est vraiment brillant. J’ai saisi ma chance, parce que dans mes scénarios (que j’écris avec Clara Bourreau, co-scénariste sur Cannabis), je m’intéresse à la chronique, aux détails. Alors, tout à coup, avoir une intrigue aussi puissante, et qui repose sur un vieux ressort dramatique de thriller, c’était très excitant. Je n’aurais jamais pu imaginer tourner ça un jour !
Les contraintes nous poussent dans nos retranchements. Si tout est possible, on fait n’importe quoi...
Est-ce qu’il y a plus de contraintes à travailler en télévision ?
Lucie Borleteau : Je crois beaucoup en la force des contraintes. Je pense que les contraintes nous poussent dans nos retranchements, nous poussent à être plus créatifs. En fait, si tout est possible, on fait n’importe quoi, et on ne prend pas de décision. Et en même temps Arte nous a donné pas mal de liberté, en me laissant choisir les acteurs que je voulais et ma chef opératrice. Et puis, il y a eu cette idée vraiment très forte qui vient de la production de faire une vraie co-production espagnole, donc de pouvoir tourner dans les vrais territoires, avec des acteurs espagnols et avec l’idée d’assumer que, oui, c’est en prime time, mais on mettra des sous-titres !
Propos recueillis par Margaux Boichard le 10 novembre 2016.