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    L'Ultima Spiaggia : "Ce qui reste toujours difficile à renverser, ce sont les murs invisibles"
    Vincent Garnier
    Vincent Garnier
    -Rédacteur en chef
    Cinéphile omnivore, Vincent « Michel » Garnier se nourrit depuis de longues années de tous les cinémas, sans distinction de genres ou de styles. Aux côtés de Yoann « Michel » Sardet, il supervise la Rédac d’AlloCiné et traque les Faux Raccords.

    Documentaire atypique, "L'Ultima Spiaggia" s'intéresse à la plage de Trieste (Italie), où les hommes et les femmes sont séparés... dans un climat étonnamment harmonieux et serein. Interview de l'un des réalisateurs, le Grec Thanos Anastopoulos.

    Arizona Films

    Comment avez-vous découvert la plage qui est au centre de L'Ultima Spiaggia ?

    Thanos Anastopoulos : Je suis né et ai vécu toute ma vie à Athènes jusqu'au moment où j'ai rencontré ma compagne qui, elle, est de Trieste. Après la naissance de notre fils, j'ai découvert cette plage où tous les enfants qui naissent à Trieste font leurs premiers pas, parce qu'elle se situe très près du centre de la ville. On peut même la rejoindre à pied, les eaux sont peu profondes et il y a ce sentiment de protection pour les enfants.

    En regardant mon fils faire ses premières baignades sur cette plage, ça m'a fait penser à mon enfance sur les plages d'Athènes où j'allais avec mon père, qui lui était un nageur d’hiver. Et on avait l'habitude de passer tous nos week-ends à la plage en compagnie de cette communauté des gens qui avaient les mêmes loisirs. Et cela m'a fait beaucoup réfléchir sur les générations, les rapports père fils, et également à la mémoire.

    Et en plus, cette plage avait ce mur au milieu qui me faisait évidemment réfléchir sur les frontières, les identités, les discriminations. Au corps humain et au temps qui passe. Alors je me suis aperçu qu'il y avait un film à faire. Ayant déjà fait trois longs métrages en Grèce, mais rien encore en Italie, je pensais que c'était une manière de m'intégrer dans la vie de Trieste. C'était une occasion pour moi de connaître les gens et de m'introduire dans la société italienne. Pendant cette première période de recherche, un ami commun m'a dit qu'il y avait un autre réalisateur qui pensait faire un film sur le même lieu. J'étais surpris, parce qu’il y a eu beaucoup des reportages, soit par des télévisions italiennes, soit par des télévisions étrangères, sur l'existence de cette plage de plus de cent ans, mais il n'y avait jamais eu un film. Alors on s'est vite rencontré avec Davide (Del Degan, le coréalisateur), qui lui est né et vit toujours à Trieste. Il a passé une grande partie de son enfance à Trieste en compagnie des ses grands-parents et voulait raconter l'atmosphère très particulière de cette plage.

    On avait devant nous trois choix. Soit l’un de nous deux allait renoncer à son projet, soit on allait faire deux films en parallèle, séparés par un mur, soit on allait faire ce film ensemble. Il ne nous a pas fallu plus de 15 secondes pour se mettre d'accord à faire ce film ensemble et on a uni notre double regard, le mien qui venait de l'étranger et le sien, triestin, pour mieux raconter cette histoire.

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    Les femmes sont séparées des hommes, mais personne ne semble le relever. Tout semble aller de soi. Probablement est-ce dû à l'histoire de ce lieu. Quelle est l'origine de cette séparation ? Est-ce la conséquence de la situation géographique et culturelle de Trieste ?

    On a commencé en novembre 2013 en pensant qu'on faisait une comédie absurde sur le dernier mur existant en Europe. Et d'une sorte d'ironie tragique, on s'est retrouvé fin 2016 avec des nouveaux murs qui se construisent en Europe.

    La plage date de 1870 et a été inaugurée officiellement en 1903, à l’époque de l'empire austro hongrois. Il ne faut pas oublier que Trieste était le port principal de l'empire à l'époque, une sorte de New York de l'Europe. Après la première guerre mondiale, Trieste revient à l’Italie. Et après la Seconde Guerre mondiale, c’est l'armée yougoslave qui entra en premier à Trieste. En plus, elle était la ville favorite de Tito et ce dernier voulait l’intégrer à la Yougoslavie. Mais les alliés, pour des raisons géopolitiques, ont tardé à prendre une décision et Trieste est restée pendant neuf ans, de 1945 à 1954, un territoire libre, sous la protection des alliés américains et britanniques, avant d’être restituée à l'Italie en 1954. Et c’est pendant cette période (de 1945 à 1954) où tout était en suspens et en même temps où tout semblait possible, que sont nés et qu’a passé son enfance la plus grande partie des personnes qui apparaissent dans notre film. Et étrangement on peut apercevoir les traces de l'Histoire sur leur corps.

    Une fois restituée à Italie, Trieste était devenu l'avant poste du monde occidental, qui définissait la frontière entre le bloc de l’Ouest et celui de l’Est. Après la chute du mur de Berlin, un référendum a été organisé à Trieste afin de décider s'il fallait démolir aussi le mur de la plage. Mais les Triestins ont voté non. Le mur est resté. Pour eux, ce mur est un symbole, un monument d'identité. Comme la Tour Eiffel, le Parthénon à Athènes ou la statue de la liberté à New York. Et les gens fréquentent cette plage presque anarchique, hors du temps et hors lieu en toute liberté, en perpétrant cette tradition de séparation. Alors, on s'est aperçu qu'on doit pas avoir peur des murs visibles. Parce que si les gens se mobilisent, on peut toujours les abattre. Ce qui reste toujours difficile à renverser, ce sont les murs invisibles, ces murs qui résident dans nous-mêmes et qui ne nous laissent pas être ouverts aux autres et au monde qui nous entoure.

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    Vous n'intervenez jamais, vous laissez les situations venir à vous. On imagine que c'est l'une des règles que vous vous êtes imposées. Quelles règles vous-êtes fixés pour ce film ?

    On est allés à la plage avec Davide pour la première fois en Novembre 2013, et la plage reste ouverte toute l'année. On a pensé que ce serait le meilleur moment pour trouver les habitués de la plage, hommes et femmes qui forment le noyau dur de cette plage et leur expliquer ce qu'on voulait faire et créer un rapport de confiance avec eux.

    Dès le début, on s'est mis d'accord sur certaines règles qu'on a suivies jusqu'à la fin du tournage :

    1. De ne pas faire des interviews.

    2. De rester à la plage et seulement sur la plage sans suivre nos personnages dans leurs vies privées.

    3. Raconter les hommes, les femmes qui fréquentent la plage, mais aussi les gens qui travaillent pour la plage.

    4. De rester à la plage pour une période d'une année afin de raconter l'évolution des personnages et le changement des saisons.

    5. Et peut-être le plus important, de ne jamais demander à personne de dire ou de faire quelque chose pour nous ou pour notre film. Alors on est resté sur la plage avec eux, ouverts, patients et prêts. C'est leur générosité et confiance qui donnent à notre film sa force et nous en sommes très reconnaissants.

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    Quel sens donnez-vous au titre de votre film ?

    L'Ultima Spiaggia, ça peut se traduire comme la dernière plage. Pourtant en italien, l'ultima spiaggia est une expression assez ironique. Quand une personne se trouve au bord du désespoir, quand il n'y a qu'une seule chance pour se sauver, un dernier espoir, on dit que cette personne se trouve dans l'ultima spiaggia.

    Je suis allé m'informer sur l'origine de cette expression et j'ai découvert une belle histoire cinéphilique. Il y a un film américain de Stanley Kramer qui date de l’époque de la guerre froide (1959) et qui s’intitule On the beach (Le Dernier rivage, en vf). Après le lancement de la bombe nucléaire, la radioactivité a envahi la terre. Un sous-marin américain commandé par Gregory Peck se dirige vers l’Australie, seul continent non contaminé. Et là, Gregory Peck tombe amoureux de Ava Gardner. Le film se termine sans savoir si la radioactivité arrivera en Australie ou si leur amour aura le temps de s'épanouir. Mais on reste avec l’espoir. Le film a été présenté en Italie sous le titre l’ultima spiaggia (le dernier rivage en français) et cette sortie a donné la naissance à cette expression.

    En plus, en latin, ultima veut dire aussi absolue. Alors le titre ça peut être : la dernière plage, le dernier espoir, la dernière chance, ou la plage absolue, c'est à vous à décider. Chaque plage et l'eau qui se reflète sur son rivage sont le miroir et la mémoire de chacun de nous mêmes.

    Propos recueillis à Paris, le 21 novembre 2016.

    La bande-annonce de L'Ultima Spiaggia :

     

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