AlloCiné : Comment a germé cette idée d’un film fleuve pour raconter le cinéma français ?
Bertrand Tavernier : Ça me trottait dans la tête. J’avais envie d’exprimer ma gratitude, ma reconnaissance, et de partager avec des inconnus tout mon amour, ma passion pour certains films. Il y a quinze ou vingt ans, la BBC m’avait proposé de réaliser quelque chose sur le cinéma français. Mais c’était sur un format de 52 ou 80 minutes, trop court pour que je trouve comment me positionner. Il a fallu que je me fasse violence et que je parle de mes expériences, de moi, de ce qui m’a amené au cinéma, de ce qui m’avait bouleversé dans des films pour que, tout d’un coup, le paysage commence à se dessiner. Très vite, j’ai écrit un texte – ce qui ne nous a pas empêchés d’être deux fois recalés à l’avance sur recettes. On nous disait qu’il n’y avait pas de point de vue. Le scénario d’un tel film, je sais qu’il va se modifier. Marcel Ophuls avait raison de dire qu’écrire le scénario d’un documentaire était une hérésie, car le document qu’on livre n’a rien à voir avec le film terminé. Pourtant je savais que je pouvais démarrer par le premier film dont je me souvenais. Il m’amènerait à Jacques Becker. Ensuite, je parlerais de Renoir, de mon amour pour Eddie Constantine, de polars français méconnus, de nanars comme Bouboule Ier, roi nègre… Une dizaine de cinéastes ont ainsi formé une sorte de cadre dans lequel j’ai pu me mettre au travail. Très vite, le film a pris une certaine couleur, une certaine dramaturgie.
Il a fallu tâtonner. Carné nous amène à Gabin. Gabin nous amène à Jaubert. Jaubert nous amène aux musiques de films, à Kosma.
Comme dans un film de fiction?
Oui, il fallait renoncer à certains passages qui ne trouvaient pas leur place, pas parce qu’un metteur en scène était meilleur ou plus mauvais qu’un autre. Le cheminement dramatique était tel que ça cassait la construction, ça broyait la perspective. Ça a pris beaucoup de temps : en montant les séquences, en mettant en perspective les films… Puis il a fallu tout remettre en jeu en fonction des droits et du matériel dont on pouvait disposer. Par exemple, j’avais besoin après Becker de trouver une série de films populaires. Après avoir parlé d’un cinéaste important, je voulais changer radicalement de couleur. J’ai écrit des séquences très longues sur différents films. J’aurais voulu Pas de coup dur pour Johnny de Mick Roussel, mais on s’est rendu compte que les droits étaient introuvables. Ensuite, le cheminement conduisait au second film de Mick Roussel, dont Truffaut a écrit que c’était aussi bien que du Henry Hathaway et mieux que Clouzot, Delannoy, Decoin, Becker… Mais on n’a rien trouvé, pas même une copie 35 millimètres. Pourtant, Gérard Blain a dédié son premier film, Les Amis, à Mick Roussel, ce type qui n’a fait que deux films. Et personne ne semble avoir été intrigué par ça. Donc on a essayé d’autres films jusqu’à ce qu’on trouve Macao, l’enfer du jeu, et là, ça marchait très bien. Il a fallu tâtonner. Carné nous amène à Gabin. Gabin nous amène à Jaubert. Jaubert nous amène aux musiques de films, à Kosma. D’un seul coup, tout prenait sa place, exactement comme dans un film de fiction.
On s’attend à un récit chronologique, mais ne s’agit-il pas plutôt de votre voyage personnel à travers le cinéma français ?
J’ai toujours été clair. Je commençais toutes mes déclarations d’intention en disant : "Je ne suis ni critique de cinéma, ni historien, ni universitaire. Je n’essaie pas de raconter l’histoire du cinéma, mais de communiquer quelques souvenirs et de partager des moments que j’ai vécus avec des gens et des films que j’ai adorés, pour les remercier." C’est tout. C’est de l’école buissonnière. C’est un voyage de mon point de vue, totalement subjectif. Le seul cadre, c’est que je commence au début du parlant et je termine au moment où je deviens metteur en scène. Sur cette base, j’étais complètement libre et j’avais besoin d’une dramaturgie souple. Comme dans certains autres de mes documentaires, par exemple La Guerre sans nom.
Il y a beaucoup de choses que je ne vais pas voir dans les films qui sortent. Surtout dans les franchises, dans les multiples suites qui font leur apparition, sauf si on me dit qu’un film fait exception.
Vous réalisez des films, vous en voyez d’autres, vous mettez à jour votre énorme livre sur le cinéma américain, vous êtes présent dans un grand nombre de festivals… Comment faites-vous ?
Je travaille beaucoup. Tout est bon pour glaner quelque chose. Par exemple, depuis dix ans, je m’efforce de pédaler tous les jours 45 minutes sur un vélo d’appartement, eh bien j’en profite pour voir un film, ça me permet de tenir le coup sur le vélo. Je n’ai pas de voiture, grâce à quoi j’utilise les transports en commun où on peut lire. Et puis j’ai pas mal d’énergie, une grande capacité de travail. Ce film, c’était parfois angoissant mais c’était prodigieusement excitant. Et je sentais que cette excitation était contagieuse dans la toute petite équipe que j’avais autour de moi. Je suis ravi qu’on compare mon travail à celui de Martin Scorsese [Un Voyage de Martin Scorsese à travers le cinéma américain, ndlr], sauf qu’il a 150 personnes de plus que moi pour l’aider. Nous, on fait le film à cinq. Tout d’un coup, je sens chez mon monteur de l’enthousiasme quand je lui fais découvrir un film. Par exemple, récemment, via un tout petit segment sur des policiers méconnus, il a été épaté par Le Monte-Charge de Marcel Bluwal. Il est devenu fou de certains films. Il trouve même des idées. Il adore Les Amoureux sont seuls au monde d’Henri Decoin alors il m’a proposé de commencer le générique par une phrase prononcée par Jouvet : "Imaginons qu’on est au cinéma". Evidemment, j’étais ravi. Quand vos collaborateurs sont épatés par des choses qu’ils ne connaissaient pas, les films d’Eddie Constantine ou d’Edmond T. Gréville… ça soutient le moral et ça permet de foncer, d’aller plus loin.
Vous avez vu tant de films… Les spectateurs ne risquent-ils pas de se sentir largués ?
Ils ne sont pas tous aussi vieux que moi et, à mon âge, chaque cinéphile aura vu autant de films que moi ! (Rires) Bien sûr ! D’ailleurs, il y a beaucoup de choses que je ne vais pas voir dans les films qui sortent. Surtout dans les franchises, dans les multiples suites qui font leur apparition, sauf si on me dit qu’un film fait exception. Spider-Man 2 de Sam Raimi était vraiment intéressant. Je m’évite un certain nombre de films.
Le cinéma français d’aujourd’hui vous plait toujours ?
Encore une fois, je ne suis pas critique de cinéma. Je n’aime pas entendre distribuer les bons et les mauvais points. Il reste toujours des films très excitants, en même temps que des comédies parfois plus paresseuses et pas très bien écrites (même franchement mal écrites). Et aussi des films mal soignés, visuellement. Avec le numérique, comme on peut tourner dans tous les sens, certains metteurs en scène s’en servent pour bricoler, plutôt que comme un outil qui pourrait les inspirer vraiment. Mais je tombe sur des films qui me plaisent beaucoup, souvent. Le film très touchant que vient de faire Philippe Lioret, par exemple [Le Fils de Jean, ndlr]. La Danseuse, que j’ai aussi trouvé vraiment intéressant et gonflé pour un premier film. Vu son budget et ce qu’on voit sur l’écran, je suis très admiratif. Je vois beaucoup de films parce qu’à la SACD, on doit en voir beaucoup pour attribuer des prix à la Quinzaine des Réalisateurs, la Semaine de la Critique, etc.
Je fais d’abord les films pour moi.
C’est un film pour les novices ou pour les connaisseurs, ce Voyage à travers le cinéma français ?
Je ne sais pas. Quand il fait un film, le metteur en scène est le plus mal placé pour savoir à quel public il s’adresse. J’essaie de ne jamais y penser. Sinon, je serais paralysé. Les gens qui financent vos films passent leur temps à vous expliquer qu’il n’y aura pas de public, de toute façon. Le PDG de Lagardère m’a même fait un chèque pour que je renonce à faire La Vie et rien d’autre. Il me disait que c’était impossible qu’un seul spectateur se rende dans une salle de cinéma pour aller voir ce film. C’est un de mes plus gros succès en France et à l’étranger, et on m’a proposé de me payer l’intégralité de mon contrat pour que je ne le fasse pas ! Ça m’a vacciné. L.627, personne n’en voulait. Que la fête commence a été refusé par tous les distributeurs français. Le film a été rendu possible parce que la Paramount avait un ascenseur à renvoyer à Michelle de Broca à cause de César et Rosalie. Elle a accepté de produire le film. Je fais d’abord les films pour moi. Ensuite, éventuellement, pour un ou deux amis à côté que j’espère toucher. Voyage à travers le cinéma français, quand je le revois, il y a toujours des passages qui m’intéressent encore et que je trouve bien. Et je me dis que, sûrement, d’autres penseront la même chose.
Propos recueillis par Gauthier Jurgensen le jeudi 6 octobre 2016
La bande annonce de Voyage à travers le cinéma français