Dix ans après La Chute, qui retracait de manière glaçante les derniers jours du IIIe Reich, Oliver Hirschbiegel revient en Allemagne, sur une période qu'il connait bien et qui le passionne, même si, de son propre aveu, faire des fictions sur ces années noires de l'Allemagne reste un exercice très éprouvant pour lui parce que lourd à porter.
Si La Chute fonctionnait comme l'épilogue d'une période funeste, Elser, un héros ordinaire résonne plutôt comme le premier acte d'une catastrophe à venir. Une histoire peu connue du grand public, et pourtant incroyable : l'attentat manqué, le 8 novembre 1939, de Georg Elser, "simple" menuisier de campagne, qui plaça à Munich, dans la grande salle de la brasserie Bürgerbraükeller, une bombe dans l'estrade où Hitler devait faire un discours.
Elser, une figure fascinante, dont l'action n'a été reconnue et appréciée que tardivement. Il faudra ainsi attendre 1990 pour que Königsbronn, la ville natale d'Elser, honore la mémoire de celui qui voulait, selon ses propres mots, "empêcher que plus de sang encore ne soit versé". Aujourd'hui, des rues et des écoles portent le nom de cet homme qui a réussi à surmonter ses propres limites, surpassant ainsi ses contemporains qui n'osaient pas défier les nazis.
La sortie du film est l'occasion de nous entretenir avec son réalisateur, chalheureux et passionné par son sujet. Rencontre.
AlloCiné : Avant « Elser », votre précédent film allemand remonte à dix ans, puisque c’était « La Chute ». Qu’est-ce qui vous a conduit sur ce projet ?
Oliver Hirschbiegel : à la base, je ne souhaitais pas spécialement revenir sur la période du IIIe Reich. Je savais toutefois que Fred Breinersdorfer et Léonie-Claire Breinersdorfer avait écrit un scénario sur le sujet, mais je ne voulais pas nécessairement en lire beaucoup. Ils ont fait énormément de recherches; pendant près de 5 ou 6 ans je crois. Ce n’est finalement qu’une fois qu’ils ont mis la touche finale à leur script que j’ai accepté de le lire en intégralité.
AlloCiné : Vous vous intéressez à la période depuis votre adolescence je crois…
Oliver Hirschbiegel : Absolument. Les Allemands ont fait des choses si horribles, les pires crimes contre l’Humanité qu’on puisse imaginer, que lorsque j’étais enfant, j’étais hanté par ces images là et par les récits qu’on faisait de cette période. J’ai notamment longtemps eu en tête cette terrible image de ce petit enfant juif les mains en l’air, alors qu’il est arrêté par un soldat allemand. Je crois que c’était une photo prise dans le ghetto de Prague...[NDR : Varsovie en fait]
Ci-dessous, la fameuse photo en question...
Je savais qu’ils allaient tous à la mort. J’ai été hanté par ça, et je me demandais comment une telle chose avait été possible, pourquoi personne n’avait réagi à l’époque… Les réponses que j’avais n’étaient guère satisfaisantes, les gens évitaient d’en parler ou alors faisaient mine de ne pas prendre au sérieux mes questions sur tout ça. C’est comme cela que j’ai alors commencé à lire énormément sur le sujet. Plus je lisais, plus je me posais de questions, plus je me replongeais dans les livres. J’ai commencé ma carrière comme artiste peintre et graphiste, donc à l’époque l’idée de faire un jour une œuvre sur cette période était très éloignée de moi, même si mon intérêt sur le sujet était très vif. Il ne m’a jamais quitté.
Quand j’ai été approché pour faire La Chute, j’ai dans un premier temps refusé. Je ne voyais pas comment on pouvait représenter Hitler à l’écran. Ce n’est que progressivement que j’ai été convaincu que le film pouvait se faire, tout en étant effrayé de constater à quel point je pouvais m’immerger dans le sujet en réalisant le film. Vous savez, surtout avec des sujets aussi sensibles, c’est une chose de lire des livres d’Histoire, c’en est vraiment une autre que de faire des fictions. C’est très éprouvant, il faut aller puiser une importante énergie au fond de vous, au-delà de votre « simple » énergie de réalisateur, parce que le sujet vous affecte et vous touche directement. C’est très lourd à porter quand on s’attaque à ce genre de sujet.
J’ai eu les mêmes sentiments en faisant Elser, et même, en un sens, ces sentiments étaient encore plus marqués que lorsque j’ai fait La Chute. Ce film traite vraiment des derniers jours du IIIe Reich, alors que dans Elser, on est encore au tout début, on voit comment les gens vivaient dans le pays et à la campagne, on voit comment la pieuvre nationale-socialiste commence à exercer son emprise sur la société et s’infiltre partout où elle le peut.
AlloCiné : Entre autre qualité de votre film, ce qui est aussi intéressant c’est la manière dont vous montrez justement les effets destructeurs et clivants de cette emprise sur les relations entre les individus. Cet aspect de votre film m’a fait penser à l’oeuvre de Frank Borzage, "The Mortal Storm" (La Tempête qui tue), qui montre justement comment les idéaux nazis détruisent les liens affectifs au sein d’une petite communauté profondément unie. Je ne sais pas si vous avez vu le film…
Oliver Hirschbiegel : ah non, je ne l’ai pas vu. Il date de quand ?
AlloCiné : il a été réalisé en 1940. A la suite de ce film d’ailleurs, Goebbels interdira tout film de la MGM sur le sol allemand.
Oliver Hirschbiegel : Il faut absolument que je vois ce film alors, je suis très curieux ! Merci pour le conseil !
AlloCiné : Vous parliez tout à l’heure des recherches effectuées par les scénaristes pour le film. Mais en avez-vous fait vous-même concernant Georg Elser ? Connaissiez-vous son histoire ?
Oliver Hirschbiegel : j’ai entendu parler de son incroyable histoire lorsque j'étais étudiant, et j’ai effectivement eu l’occasion d’approfondir le sujet lorsque j’ai travaillé sur la préparation de La Chute. J’ai par exemple demandé à ce qu’on me fournisse toutes les photos possibles d’Elser, et j’ai aussi évidemment beaucoup lu.
AlloCiné : Comment expliquez-vous que son histoire et sa tentative de tuer Hitler soit finalement bien moins connue que la conspiration du colonel Von Stauffenberg lors de l’opération "Walkyrie" par exemple, ou encore l’histoire de Hans et Sophie Scholl et leur mouvement de résistance de « La Rose blanche », qui furent exécutés par les Nazis ?
Oliver Hirschbiegel : Il y a plusieurs raisons à cela. Peu après sa capture, les nazis lancèrent des rumeurs sur le fait qu’il était un agent infiltré travaillant pour le compte des américains et des anglais. En même temps il était vu comme un communiste pro actif, ce qui bien entendu à cette époque en Allemagne était problématique, et même de nombreuses années après la guerre, dans les années 60 et 70, avec la partition de l’Allemagne entre RFA et RDA. On peut également ajouter le fait qu’il fut aussi considéré comme un psychopathe et un déséquilibré… Ca fait beaucoup pour un seul homme.
Je pense aussi qu’il y a le fait qu’il appartenait aux classes laborieuses donc méprisées; que c’était un homme simple, -pas un intellectuel- mais un homme simple, qui a été un des premiers à voir, à son échelle, ce qui se profilait, et tenter une action aussi radicale que personne n’avait osé faire à ce moment-là, en 1939. Il n’a même pas eu l’ambition de quitter son pays. S’il a été arrêté à la frontière Suisse, c’était pour protéger sa famille des représailles. Son histoire a provoqué une sorte d’embarras pour les Allemands, parce que son récit est moins « glorieux » que la tentative de Stauffenberg. Lui, il était d’ascendance aristocratique, formé dans une académie militaire et dans les milieux intellectuels. Le contraste est saisissant avec Georg Elser, qui vient d’une classe laborieuse et se bat pour défendre ses libertés et ses droits. Il y a eu un téléfilm dans les années 60 sur le sujet, Der Attentäter, mais il dépeignait Elser comme un marginal et un inadapté social, ce qui est faux. Il faut rendre grâce au travail des historiens, qui ont remis en lumière l'histoire de Georg Elser.
AlloCiné : comment avez-vous trouvé votre interprète principal, Christian Friedel ? Comment avez-vous travaillé avec lui ?
Oliver Hirschbiegel : J'avais trouvé Christian absolument formidable dans le Ruban Blanc de Michael Haneke. J'ai toujours une idée assez précise sur la manière dont doivent être mes personnages, et celui-ci en particulier. Je fonctionne souvent par mots clés avec mes acteurs, je leur donne quelques indices; à charge pour eux ensuite d'improviser un peu s'ils le souhaitent. Ce qui est étonnant, c'est que leurs improvisations collent très souvent avec ce que je recherche sans forcément le leur dire de prime abord. Je dois être chanceux, parce que j'obtient toujours ce que je veux dès le départ (rires) !
AlloCiné : Et qu'en est-il de votre rencontre avec Burghart Klaussner et Johann Von Bülow, qui incarnent respectivement Arthur Nebe et Heinrich Müller ?
Oliver Hirschbiegel : J'ai toujours voulu travailler avec Burghart, mais je n'avais jusqu'à présent pas de rôle à lui confier. Lui aussi jouait d'ailleurs dans le Ruban blanc. Il y a quelque chose de très fort, déterminé et strict en lui, et je voulais un peu casser ça en lui confiant le rôle d'Arthur Nebe [NDR : Directeur de la Kripo, la Police judiciaire du Reich] qui hésite face à Georg Elser, qu'il admire d'une certaine manière, tout en ne le comprenant pas vraiment. Une attitude à l'opposé de ce que son personnage est censé incarner. Quant à Johann dans le rôle du chef de la Gestapo, je voulais justement qu'il incarne un personnage totalement déterminé, glaçant, qui ne dévie jamais d'un centimètre de ses convictions et de son job.
AlloCiné : Votre film possède des scènes de tortures, brèves, mais filmées de manière glaçante; et je pense aussi à cette scène de pendaison qui semble interminable alors qu'en réalité elle ne dure qu'une minute... Comment fonctionnez vous pour filmer ce genre de scène ?
Oliver Hirschbiegel : Vu la nature du film, je ne pouvais pas les éviter, mais il ne fallait surtout pas adopter une forme voyeuriste. Il faut penser aux spectateurs, c'est vraiment une notion d'équilibre, difficile, qu'il faut trouver. Ne pas chercher à les choquer gratuitement et les révulser. Pour tout dire, ce ne sont pas des scènes forcément plaisantes à filmer. L'idée est d'en montrer suffisamment pour créer un sentiment d'oppression chez le spectateur. Ca c'est 50% de l'effet recherché. Le reste est fait par les spectateurs eux-mêmes, qui font travailler leurs imagination.
C'est pour cela par exemple que j'ai utilisé le personnage de la secrétaire lors de la première séquence de torture, à qui on demande de sortir de la pièce. On est là, avec elle, à imaginer ce qu'on fait à Elser, pendant qu'on entend les cris de douleurs. L'imagination fait un puissant travail à ce moment-là. Avec la scène de pendaison, je tenais à montrer quels terribles effets cela produit, comme les spasmes et les convulsions, qu'est-ce que cela signifie réellement quand les gens se mettent à parler de la peine de mort. Il fallait que je donne une idée très claire de ce que c'est. En Iran, c'est une mise à mort qu'on utilise tous les jours.
J'ai eu l'occasion de voir des vidéos d'exécutions par pendaison de ce pays justement, j'en ai montré aux acteurs qui jouent dans la scène. La séquence dont vous parlez fait même plus d'une minute; 1min40. Parce que ca prend horriblement longtemps avant que la personne ne perde conscience. Il fallait que je filme la scène ainsi, et je me sentais dans l'obligation de la mettre dans le film, comme un écho à la brutalité du monde dans lequel on vit aujourd'hui où la peine de mort est appliquée quotidiennement.
AlloCiné : Par sa manière de penser et la manière dont Georg Elser a agi, son action a aussi valeur de symbole. C'était un homme libre, qui croyait dans l'individualité. Est-ce que selon vous son histoire, son combat, a plus de sens et de résonnance que jamais dans le monde actuel ?
Oliver Hirschbiegel : Absolument ! Qu'est ce que cela signifie d'être un homme libre, sinon que personne ne vous dit quoi faire ? Vous tracez votre propre chemin, en veillant à être responsable de vos actes. Être libre, c'est aussi parler de la condition humaine, comment nous nous comprenons, ou pas. Toutes ces histoires sur les frontières et les races colportées par des gens stupides ne sont que des conneries, on le sait ! Avec son geste, Georg Elser mettait le doigt sur un problème qui est tout à fait d'actualité : comment évite-t-on une guerre ? La violence n'est évidemment pas une réponse, et elle n'engendre que plus de violences et de drames. C'est aussi une manière de pointer d'un doigt accusateur l'ignorance des masses, qui parfois ne veulent pas comprendre. L'ignorance et l'indifférence, c'est le meilleur moyen pour que de tels drames se reproduisent.
Propos recueillis par Olivier Pallaruelo le 21 septembre 2015.