J’ai voulu traiter du rapport intime entre la vie privée et le travail, où il n’est pas si courant de pouvoir s’épanouir et où le "burn out" existe...
Anne Le Ny : Mes parents s’investissaient beaucoup dans ce qu’ils faisaient et j’ai été élevée avec l’idée qu’une des sources de bonheur importante de la vie, c’est le métier qu’on exerce. En outre, je me rends compte que ce n’est pas si courant de pouvoir s’épanouir dans son travail et que le burn out existe. C’est pour cela que j’ai voulu traiter du rapport intime au travail en allant d’un bout à l’autre du spectre. Du personnage de Roschdy Zem qui est reconnu, talentueux et a une vocation. Au personnage d'Emmanuelle Devos, sa femme, qui l'a suivi et ne sait pas très bien pourquoi elle est là. En passant par celui de Karin Viard qui fait un métier qui peut être ne fait pas rêver mais qui s’inscrit dans une démarche utile ; ce qui est fondamental pour se sentir bien dans sa peau et inscrit dans la société.
Cela m’importait aussi de parler de ce genre de métier comme celui des instituteurs ou des infirmiers qui font le ciment de la société et pourtant restent totalement déconsidérés. Ce sont aussi des métiers dangereux car on est confronté à la détresse humaine et pour être à la bonne place, pas trop dans l’empathie et pas trop dans le détachement non plus, je pense que c’est un tiraillement constant. Le personnage de Karin Viard arrive au burn out parce qu’elle s’est oubliée, consumée là-dedans. Elle est à un point de déséquilibre.
Dans ma vie, moi aussi j'ai eu des moments où je me suis dit "A quoi bon?"
Karin Viard : En vieillissant, on a la nécessité de se rapprocher d’une forme de vérité. Si l’on est malheureux dans son travail, si l’on est maltraité, si l’on sent qu’on n’est pas à la bonne place, il y a un moment où cette vérité éclate. Et ce que l’on supporte quand on a 20 ou 30 ans, on ne le supporte plus à 50. Notre travail est une vocation, mais on reste perméable à ce qu’il se passe autour. On a des enfants, des amants, on voit la société changer et le cinéma avec elle. De nouvelles modes arrivent et nous font nous aussi douter.
Emmanuelle Devos : Dans ma vie, j’ai eu des moments où je me suis dit « A quoi bon ?» Mais je ne savais tellement pas vers quoi me tourner… A une période, je souhaitais faire du montage, j’avais alors 26 ans. J’ai fait un stage, j’étais très intéressée. Mais jouer reste ma vocation, c’est vrai.
Anne Le Ny : Même si je suis actrice encore aujourd’hui, j'ai l'impression d'avoir changé de métier parce que dans ma tête, ça a changé. Il y a quelque chose de nouveau, de l’ordre de la prise en charge de et par moi-même. La base du métier d’actrice, qui est aussi sa grandeur, c’est de servir l’univers des autres, de s’y couler. A un moment j’ai eu envie d’affirmer aussi mon point de vue. D’actrice je me suis mise à écrire sans songer à réaliser. C'est, pour tout vous dire, mon compagnon de l'époque qui m'a encouragée à faire ce pas, en me traitant de dégonflée ! J’ai fini par le faire pour lui claquer le beignet. A piètres raisons, grands effets, ça m’a beaucoup épanouie !
Ces deux femmes sont au bord de l'implosion mais une le sait, l’autre pas !
Karin Viard : Il y a un vers dans le fruit. Ce moment où le personnage d’Emmanuelle dit à mon personnage : « Je le vois bien, vous aussi, vous êtes à la croisée des chemins », c'est la première fissure. Personne ne s’en rend compte, elle non plus d’ailleurs. Il n’y a pas d’hystérie, de « il faut que je change tout. » C’est beaucoup plus silencieux.
Anne Le Ny : Ces deux femmes sont au bord de l'implosion, à la "croisée des chemins" mais une le sait, l'autre pas. Je pense qu’on peut refaire sa vie à 80 ans, mais quand même, à un moment les trains ne passent plus toutes les cinq minutes et on le sait. Si on ne monte pas dedans…
Emmanuelle Devos : La croisée des chemins c’est le « avant qu’il ne soit trop tard ». C’est une histoire d’âge mais aussi de chemin de vie. Si l'on veut bifurquer, il faut le faire maintenant ! Personnellement, je ne suis pas tout à fait d’accord avec cela, je pense qu’on peut changer de vie à n’importe quel âge. J’aime penser que rien n’est jamais acquis et qu’on n’est jamais trop vieux, qu’il n’est jamais trop tard.
Je voulais pour ce film des situations fortes fondées sur les rapports entre les gens et non sur les événements extérieurs.
Anne Le Ny : Dans mes films précédents, les situations étaient fortes et venaient de l’extérieur : un conjoint en train de mourir d’un cancer (Ceux qui restent) ou mon père marié avec une moldave de 40 ans de moins que lui (Les Invités de mon père). Là, je voulais quelque chose de plus intérieur, comme une corde tendue à l’extrême et dont les fils vont commencer à péter. Quelque chose de fondé sur les rapports entre les gens et non sur les événements extérieurs. Chez Proust, il se passe moins de choses que chez Hemingway, mais c’est passionnant car regardé avec une extrême minutie."
Karin Viard : On est dans une variation autour de l’amitié. Si ces deux femmes avaient été amies, que ce serait-il passé ? Elles ne le sont pas mais ne renoncent pas non plus à ce lien-là. Il y a un enjeu dans leur relation même si les circonstances ne permettent pas leur engagement. Elles se sont reconnues, avaient des choses à partager, ont eu un coup de foudre. Leur relation est ambivalente, ambiguë.
Karin et Emmanuelle n'occupent pas le même terrain dans le cinéma français .. .
Karin Viard : J'ai rencontrée Anne pour Les Invités de mon père que je voulais vraiment faire. A ce moment-là, j’étais dans une crise identitaire d’actrice, je trouvais que j’avais des rôles principaux avec des metteurs en scène qui m’intéressaient moyennement. J’avais envie de changer la donne, de bouger les choses. Aux côtés de Luchini, j’ai adoré faire ce film piquant, pas convenu, politiquement incorrect.
Emmanuelle Devos : Anne Le Ny ne me voyait pas dans le rôle principal de Ceux qui restent. J’étais trop « dame » selon elle. C’est le producteur et Vincent Lindon qui lui ont parlé de moi. Je joue chez elle des personnages de composition, de contre emploi.
Anne Le Ny : Elles sont toutes deux parmi les actrices françaises les meilleures et dieu sait qu’il y en a beaucoup. Elles ont des tempéraments très différents et n’occupent pas du tout le même terrain. Je pressentais qu’en les mettant ensemble, il y allait avoir une synergie où elles allaient se stimuler l’une l’autre et s’étonner et qu’en même temps sur leur manière de creuser le personnage, d’aller en profondeur, elles allaient s’entendre. Elles étaient plutôt copines personnellement mais professionnellement ça a fonctionné au-delà de mes espérances.
Karin et moi sommes amies dans la vie mais ne nous sommes jamais croisées à l'écran peut-être parce que les vrais duos féminins y sont rares...
Karin Viard : Quand on a su qu’Anne écrivait pour nous deux, on s’est appelée, on était ravie.
Si on avait l’argent et le temps de refaire le film en inversant nos rôles, on le ferait.
Emmanuelle Devos : Karin et moi sommes amies dans la vie mais on ne s’est jamais croisées à l’écran peut-être parce que les vrais duos féminins y sont rares. Il y a tellement de clichés sur les rôles féminins. Par exemple, dans Ceux qui restent, les gens étaient choqués par l’attitude de mon personnage qui n’est pas une mater dolorosa, vient tous les jours à l’hôpital, qui ose dire à quel point ça l’ennuie d’y être ou que son mec soit malade, et qui avoue ne pas être sûre d’avoir le courage de suivre cette maladie jusqu’au bout. Ça a choqué comme si la douleur chez une femme, c’était tout de suite des hurlements. Je sais ce que c’est que vivre la mort en direct et ça ne se passe jamais comme ça. Ce sont des clichés de cinéma très difficiles à dépasser.
Anne Le Ny : J’avais envie d’un duo féminin, parce qu’il n’y en a pas tellement. Il y a beaucoup de duos masculins. Mon héros est important mais il est l’équivalent d’un premier rôle féminin habituel, en beaucoup moins potiche que dans les autres films, je tiens à le dire ! Et ça m’intéressait aussi d’être sur une relation de femmes qui soit pas dans la rivalité, qui soit complexe, qui sorte des clichés.
Je voulais sortir des clichés des relations entre femmes, des fantasmes de scénaristes et de réalisateurs. Je trouve qu'il n'y a pas assez de rôles d'êtres humains pour les femmes !
Karin Viard : En général, les rôles de femmes clichés sont dans des films qui le sont aussi, qui véhiculent des idées toutes faites. Ils enfilent les évidences comme des perles, sans ambivalence ni profondeur, ni même d’enjeu. Parfois ça peut être drôle d’assumer une vraie caricature, mais il faut que le film le porte. Les Américains sont super forts pour cela, pour te montrer une potiche habillée en rose avec un caniche et en faire quelque chose.
Anne Le Ny : Au cinéma, les personnages de femmes sont étonnamment gentilles, douces, d’une patience infinie. C’est un fantasme de réalisateurs, ça ! Les jeunes filles ravissantes tombent amoureuses d’hommes dégarnis de 30 ans de plus qu’elles, c’est aussi un fantasme de réalisateur ou de scénariste en retour d’âge, si je peux me permettre. Sinon les femmes entre elles parlent beaucoup des hommes. Or je suis désolée, avec mes copines je parle boulot, politique, de la dernière expo. Je n’ai plus 15 ans ! On parle des garçons entre 15 et 18 oui, ensuite il y a d’autres sujets de conversations.
Et puis les rôles féminins sont toujours extrêmement sexués. Ils sont rarement dans le discours général ou dans la fonction. Il faut toujours qu’on remarque que c’est une femme pour une raison ou pour une autre. Nous sommes des femmes certes mais bon nombre de nos réactions dans la vie ne sont pas engendrées par ce fait. On est juste des êtres humains. Je trouve qu’il n’y a pas assez de rôles d’êtres humains pour les femmes, voilà !
Ce n'est pas aux acteurs si bons soient-ils de réparer un problème du scénario...
Anne Le Ny : Une grande majorité des films qui m’ont plu cette année sont des films de femmes, notamment dans le cinéma d’auteur. Cela me réjouit, ça fait de la diversité, ça secoue un peu les réalisateurs hommes dans leurs habitudes, bref c’est bien pour tout le monde.
Un petit problème qui vient d'emblée du scénario contamine le film, ne s'arrange jamais. Il devient conséquent au tournage, un problème énorme au montage et un éléphant dans la pièce à la fin. Ça ne peut qu’empirer. Or, c’est le seul moment de la fabrication du film où on a le temps, où ça ne coute pas grand-chose, où on n’a pas une équipe de 40 personnes qui attend. Il n’y a donc aucune excuse de ne pas travailler le scénario. Et ce n’est pas aux acteurs si bons soient-ils de réparer un problème du scénario....C’est comme si vous demandiez à un neurochirurgien de réparer votre voiture.
L'échappée, c'est la libération de la femme d'aujourd'hui. Emmanuelle et moi sommes symptomatiques de la société française...
Emmanuelle Devos : Le cinéma filme les échappées d’hommes et de femmes, les tournants, les besoins de liberté parce que c’est intéressant à mettre en scène et parce que c’est un beau thème de cinéma. Filmer ces moments de fracture, ces aspérités. Le bonheur se raconte difficilement. Il y a là aussi peut-être dans cette tendance un message d’hommes ou de femmes cinéastes. C’est la libération de la femme d’aujourd’hui. Si on a encore besoin de le filmer, c’est qu’il y a encore des femmes engluées, comme à l’époque l’étaient pour d’autres raisons La Princesse de Clèves ou La Femme de trente ans de Balzac.
Karin Viard : On est très françaises Emmanuelle et moi, très symptomatiques de la société française. On porte une certaine banalité mais on peut aussi avoir du panache, on peut se déplacer et faire des femmes de tous les milieux. On est purement française et cela nous appartient un peu malgré nous.
Emmanuelle Devos : A New York, un journaliste me l’a dit : « Vous représentez tellement la femme française. Pour moi, la femme française, c’était Catherine Deneuve, Emmanuelle Béart. On est le fruit de cette génération-là.
Propos recueillis par Laetitia Ratane, le 11 Juin 2014 à Paris.
La bande-annonce de "On a failli être amies"