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    Rachid Bouchareb : "Le Happy End de la vie, il n'existe pas !"
    Olivier Pallaruelo
    Olivier Pallaruelo
    -Journaliste cinéma / Responsable éditorial Jeux vidéo
    Biberonné par la VHS et les films de genres, il délaisse volontiers la fiction pour se plonger dans le réel avec les documentaires et les sujets d'actualité. Amoureux transi du support physique, il passe aussi beaucoup de temps devant les jeux vidéo depuis sa plus tendre enfance.

    Film policier singulier aux accents de western, "La voie de l'ennemi" est celle qu'emprunte un saisissant et toujours impeccable Forest Whitaker, sous l'oeil de la caméra de Rachid Bouchareb. Rencontre avec le réalisateur.

    Pathé Distribution

    Libre transposition de deux hommes dans la ville de José Giovanni, un classique de 1973 emmené par un formidable trio d'acteurs (Delon / Gabin / Bouquet), La voie de l'ennemi emprunte pourtant un chemin qui lui est propre. Un film policier singulier aux accents de western, porté par un saisissant et toujours impeccable Forest Whitaker, sous l'oeil de la caméra de Rachid  Bouchareb. Rencontre avec le réalisateur.

    AlloCiné : Je ne sais pas s’il faut parler de Remake du film de José Giovanni pour votre film, parce qu’il est quand même assez éloigné du film de 1973. Mais qu’est-ce qui vous a incité à prendre ce film comme point de départ pour "La Voie de l’ennemi" ?

    Rachid Bouchareb : J’aime beaucoup le film de Giovanni, qui est pour moi un film clairement politique pour l’époque, puisqu’il a contribué à nourrir le débat sur l’abolition de la peine de mort, avec en prime un formidable casting. Même si je l’ai vu il y a très longtemps, ce film remontait régulièrement dans mes souvenirs ; et j’étais aussi titillé par l’envie de faire un film policier. Mais il était hors de question de faire une copie carbone de l’œuvre originale ; donc je l’ai réécrite avec des thèmes qui me sont chers. En l’occurrence ici la frontière américano-mexicaine, l’immigration, on a rajouté un personnage féminin qui n’existait pas…Disons que mon film est librement inspiré de l’œuvre originale.

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    AlloCiné : En écrivant le scénario et vos personnages, vous aviez déjà en tête de confier un rôle à Forest Whitaker ?

    Rachid Bouchareb : Pas du tout. En fait ca part d’une rencontre ; on s’était dit qu’il faudrait faire un film ensemble, lorsque l’opportunité se présenterait. Pour moi, Forest est un acteur que je qualifie d’acteur "de silence" ; quelque chose que j’aime énormément. C'est-à-dire un acteur capable de jouer avec très peu de dialogues.

    AlloCiné : à ce sujet d’ailleurs, il y a des scènes saisissantes dans votre film, notamment lorsque l’on sent que son personnage tente de contenir sa rage. Il y a aussi des plages contemplatives et de silence dans votre film, dans le désert, avec des accents quasi westernien…

    Rachid Bouchareb : c’est très juste. D’ailleurs la moto de son personnage, c’est même pour remplacer un peu l’image du cow-boy à cheval ! Avec les paysages incroyables offerts par le Nouveau Mexique, où nous avons tourné, c’est tout à fait intentionnel.

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    AlloCiné : Comment avez-vous travaillé avec lui ? Comment fonctionne-t-il ?

    Rachid Bouchareb : Forest a fait en amont un gros travail de nourriture pour son rôle, notamment en ce qui concerne la conversion à l’Islam de son personnage : lire le Coran, réciter la prière, faire un peu d’arabe, rencontrer des Imams…Dès le départ, je lui ai dit que je voulais prendre mon temps pour tout; j’avais des plans qui duraient parfois 5 min. Lui, il s’est non seulement très bien adapté à ce rythme, mais il a en outre aimé ça ; ça lui donnait justement du temps pour rentrer dans son personnage et l’intérioriser. Souvent dans mes films, -et c’est le cas ici- ce qui m’intéresse, c’est le moment qui vient après le dialogue, une plage de silence par exemple, même courte. Des choses que je vais garder au montage. Des moments que je vais pouvoir saisir dans la longueur des plans. C’est ça que j’ai expliqué à Forest et à Brenda, même si j’avais déjà travaillé avec elle dans London River. C’est vrai que c’est un rythme de travail assez inhabituel pour Forest, qui me disait être plutôt habitué à des tournages hyper carrés et millimétrés, avec beaucoup de plans et courts ; des tournages à l’américaine. Il aime beaucoup les expériences européennes de tournage.

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    AlloCiné : Et comment cela s’est passé avec Harvey Keitel, qui a été formé à l’Actors Studio, ayant besoin d’un souci du détail presque maniaque pour rentrer dans la peau de son personnage ?

    Rachid Bouchareb : Ah oui ! Lui, c’était les détails ! Absolument tout : de la cravate à l’arme à feu qu’il n’utilisera en plus jamais, l’environnement d’un bureau…Il venait voir le décor avant d’y tourner, le bureau où il allait être…C’est assez hallucinant. Une anecdote qui en dit long sur son souci du détail : à un moment, il a remarqué une photo qui était épinglée sur un tableau au fond de son bureau. C’était en fait un membre de l’équipe technique du film, parce qu’évidemment, c’est toujours compliqué de prendre des photos déjà existantes, pour des raisons de droits, etc. Elle était vraiment en arrière-plan, on ne la remarquait pas. Sauf lui, qui m’a sorti : "attendez mais lui, c’est le chef décorateur du film, non ?". "Oui !" ai-je répondu. "Ah non non, ca ne va pas être possible, ce n’est pas bon pour l’immersion !" Mais même s’il tenait à tout ce travail préparatoire pour son rôle, il était toujours à ma disposition s’il y avait des changements à faire. Harvey a énormément travaillé en amont, notamment sur les dialogues, pour lesquels il m’a posé beaucoup de questions, sur le choix de certains mots, etc…Pour lui, c’est essentiel : ca contribue à le faire rentrer dans son personnage et le nourrir.

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    AlloCiné : à l’origine, le personnage joué par Brenda Blethyn est incarné par Jean Gabin dans le film de José Giovanni. Pourquoi ce changement ?

    Rachid Bouchareb : en fait au départ, c’était un trio masculin. Mais justement, c’était trop masculin pour le coup, il fallait atténuer et adoucir un peu ça. D’où l’idée d’en faire un personnage féminin. J’ai mis du temps avant de prendre la décision quelques mois à peine avant le début du tournage. Dans mon travail de recherche effectué en amont du tournage, j’ai eu l’occasion de rencontrer une femme qui m’avait passionné, et qui était agent de probation à Phoenix, dans l’Arizona. Elle avait pas mal bougé, avait quitté Chicago pour s’installer en Arizona, faisait beaucoup de marche pour évacuer et décompresser…Ca m’a conforté dans l’idée de transformer le rôle joué par Brenda en personnage féminin.

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    AlloCiné : Il y a un vrai pessimisme dans votre film. Ceux qui ne sont pas né du bon côté de la barrière ne semblent pas avoir droit à une seconde chance, sont victimes des préjugés sociaux... Même la religion qu’embrasse Garnett (Forest Whitaker) ne semble pas parvenir à apaiser et canaliser la violence qui sommeille en lui et ne demande qu’à sortir. Êtes-vous d’une nature pessimiste ?

    Rachid Bouchareb : je ne dirais pas pessimiste. Mais la vie est difficile. Le social est très important, les choix qu’on a fait dans la vie et les directions qu’on a prise, pas nécessairement les bonnes. Un ami me disait que son grand-père, avant de mourir, lui avait dit : "je suis passé à côté de ma vie. Ne fais pas la même chose". Ca c’est terrible. Le Happy End de la vie, il n’existe pas vraiment. C’est normal de rater des choses dans une vie. Bien sûr, il existe un optimisme quotidien, qui nous aide à vivre, pour faire des choses…Mais dans une vie, l’erreur est inévitable, on est fait comme ça. Donc non, ce n’est pas du pessimisme, c’est du réalisme.

    AlloCiné : il y a un deuxième niveau de lecture dans votre film, au-delà de l’histoire propre à Forest Whitaker ; une lecture politique, avec l’immigration légale ou clandestine des mexicains, qui donne aussi lieu à des scènes assez saisissantes.

    Rachid Bouchareb : ca été possible grâce à un très gros travail d’enquête que j’ai fait, et que je fait d’ailleurs quel que soit le sujet, que ce soit sur Indigènes , Hors-la-loi, London River, etc. Avec Olivier Lorelle [le scénariste du film], j’ai sillonné la Californie, l’Arizona, le Nouveau Mexique…On a parlé avec des Shérifs, des gardes-frontières, des agents de probations, des associations d’émigrants qui nous ont raconté des tas d’anecdotes sur les "Minutemen", ces volontaires armés qui patrouillent à la frontière, des ex-taulards…Un travail de plusieurs mois.

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    AlloCiné : dernière question, j’ai lu dans un entretien que vous aviez accordé au JDD l’an dernier que vous aviez dans vos cartons un projet de film sur la Révolution Française. Avez-vous avancé dessus ? 

    Rachid Bouchareb : ah oui, je trouve la période passionnante ! En plus je trouve qu’il y a de vraies correspondances avec ce qui se passe aujourd’hui. Les choses changent évidemment, sont plus modernes, mais les racines sont les mêmes : celles de la pauvreté, de l’injustice, ces peuples opprimés économiquement, socialement…On est encore là-dedans aujourd’hui. Quand j’ai lu L’Assommoir d’Emile Zola il n’y a pas longtemps [NDR : un ouvrage consacré au monde ouvrier, dans lequel sont notamment décrits les ravages de l’alcoolisme et de la misère sociale], on est encore sur la pression contre le syndicalisme et le monde ouvrier…On a une pauvreté qui n’a cessé de s’aggraver ces dernières années, jamais l’écart entre les riches et les pauvres n’a été aussi flagrant…le livre a beau dater de 1876, certaines choses en sont encore au même point, c’est hallucinant.

    AlloCiné : à vous écouter, on pourrait croire que cela signifie qu’on est mûr pour une nouvelle révolution...

    Rachid Bouchareb : Je n’ai pas dit ça. Mais il y a eu trop de régressions dans la société française, socialement et économiquement, pour un très grand nombre de personnes. Donc je pense que la Révolution Française, avec toutes ses grandes idées, est encore d’actualité, comme le thème des conquêtes sociales. En tout cas, je ne me vois pas aborder tous ces thèmes dans un monde contemporain.

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