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AlloCiné : votre film est une magnifique bouffée d’espoir en la France et en son modèle d’intégration. Est-ce que c’était votre volonté de départ où est-ce que ça s’est dessiné, de manière inattendue, au fil du tournage et du montage ?
Julie Bertuccelli : Ces jeunes ne donnent pas tant d’espoir en la France qu’en l’être humain. Mais je n’ai pas fait ce film pour créer un message d’espoir. Evidemment, j’ai envie que ça ouvre l’esprit des gens et que ça détruisent leurs préjugés. J’avais aussi envie de rappeler certaines choses au moment où on entend beaucoup de discours nauséabonds… Les discours et les peurs c’est une chose, mais montrer l’énergie positive et la volonté d’intégration de ces jeunes m’intéressait. Sans tomber dans le film militant. Au départ, j’avais juste envie de passer une année scolaire avec eux et de voir ce que ça signifiait de vivre ensemble quand on a autant d’origines différentes réunies dans une même classe. (…)
La réalité que j’ai découverte était extrêmement enthousiasmante, même si ces enfants ont des difficultés et même si l’on sait que rien ne sera rose et que ça ne se passe pas ainsi partout. C’est important de montrer la dureté des choses et le tragique car ça fait partie de la vie, mais j’ai le sentiment que ça a tendance à refermer les spectateurs sur eux-mêmes et à les mettre en position d’impuissance. Montrer l’espoir et des choses positives, ça donne plus d’outils d’améliorations, ça montre que c’est possible. Sans ça, on n’avance pas. (…)
Quand les intégrations ne marchent pas, c’est qu’il y a plutôt un problème du côté de ceux qui accueillent. Ces gens ont plutôt envie d’être intégrés, d’y arriver, mais on ne les encourage pas et on ne leur donne pas les moyens de réussir. Je ne sais pas quel sera l’avenir de tous ces enfants, mais on sent qu’ils ont tous le potentiel. Et rien que ce petit potentiel et le fait de se dire "c’est possible qu’ils y arrivent", rien que ça, c’est déjà énorme. Et c’est aussi parce que cette femme, Brigitte Cervoni, les accompagne et les encourage. Ce n’est que parce qu’on est encouragé qu’on peut y arriver. Il y a plein de gens qui y arrivent, grâce à des rencontres inopinées qui leur ont donné le courage ou le désir… On a tous croisé une prof ou une personne qui a créé un déclic.
Oui, la bienveillance ouvre beaucoup de portes…
Totalement. A ce propos, il y a à mon sens un vrai problème de bienveillance avec les notes justement, qui servent plus à pénaliser les élèves qu’autre chose. Une étude montre que la France, au sein des pays de l’OCDE, est en tête du classement des élèves qui préfèrent ne pas répondre aux questions plutôt que de se tromper ! C’est l’illustration par les chiffres de cette impasse : on préfère ne rien dire plutôt que de se tromper… C’est terrible car c’est souvent par l’erreur qu’on apprend, donc il ne faut pas avoir peur de se tromper. C’est pour ça que cette prof est géniale et que sa classe est un modèle idéal pour… tout en fait. Par rapport aux notations par exemple, quand elle met une mauvaise note, elle corrige, réexplique et refait le même contrôle quelques semaine après : elle garde alors la meilleure note car l’important à ses yeux c’est de valoriser. Une bonne note donne envie de continuer. Et quand on aime son prof, on a envie de bien travailler. Et ça, beaucoup ne l’intègrent pas…
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Votre film pose la question de la volonté d’intégration mais aussi de la peur de l’acculturation. C’est quelque chose que vous avez senti chez tous ces élèves ?
Ces enfants-là n’ont pas forcément voulu venir. S’ils viennent et si leurs parents viennent, c’est vraiment pour une nécessité, ce n’est pas pour le plaisir de quitter un pays. C’est terrible un arrachement. C’est douloureux. Même face à une guerre ou des persécutions, on n’a pas envie de partir de chez soi. Dès lors, l’équilibre entre intégration et acculturation est très délicat. Brigitte Cervoni en a d’ailleurs bien conscience : elle sait qu’ils risquent de perdre petit à petit leur culture, alors que c’est une richesse de garder ça en soi. C’est une question intéressante qui revient souvent au cours de l’année scolaire dans sa classe... et qui revient régulièrement à l’Education Nationale. A l’avant-première du film, les élèves demandaient ainsi à Mr. Peillon si leur langue pouvait devenir une deuxième langue… Il y a beaucoup de langues qui ne sont pas mises en valeur en France, et certains élèves ne peuvent pas s’en valoriser en ayant des bonnes notes dans cette langue qu’ils maitriseraient. Quel dommage ! C’est sans doute compliqué à organiser mais c’est une question importante...
Cour de Babel
Est-ce que ce système, qui apparaît comme une bulle protectrice, ne coupe pas les enfants d’une réalité assez dure à laquelle ils vont être confrontés assez violemment une fois revenus dans le système "normal" ?
La classe d’accueil dure un an, sauf difficultés majeures. Mais durant cette année ils ne sont pas dans une bulle, ils font certains cours dans des classes normales selon leurs niveaux… Mais c’est bien équilibré : c’est un sas de protection qui réunit tous ensemble plein d’enfants différents. C’est très important pour eux. C’est dur de quitter son pays, qui plus est à cette période de l’adolescence où on façonne son identité et où on veut souvent être comme tout le monde. Et c’est dur d’être seul dans une classe, d’être l’étranger dont on se moque où à qui on ne veut pas parler. Pour ça, ce système est très bien fait, ça permet de les préserver un peu. Ça existe depuis les années 70, il y en a 800 en France dont 130 à Paris, mais il y a encore des choses à améliorer, dans les lycées notamment. Après, je ne pouvais pas tout montrer dans le film. Ce n’est pas un reportage pédagogique, c’est un portrait de ce groupe et un documentaire sur ce que ça signifie de vivre ensemble, pas un décryptage de ce système scolaire.
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Les élèves semblent étonnés que cette prof soit si attentive à leur psychologie, et surpris de retrouver une vraie place d’enfant…
Oui, d’autant qu’ils viennent de pays où on ne les écoute souvent jamais. Ils sont touchés qu’une prof soit si attentive, si respectueuse et les considère comme des personnes avec leurs talents propres et en devenir, avec un potentiel et un avenir. Ils étaient donc surpris et touchés et la considéraient un peu comme une maman, mais sans qu’elle ne soit que maternelle d’ailleurs. Elle met la distance nécessaire mais elle sait mettre en valeur les talents. Et en même temps c’est un endroit où ils retrouvent leur vraie place d’enfant : ils sont respectés comme futurs adultes et respectés comme enfants. Elle a aussi compris que pour faire parler et participer un enfant, il faut le faire parler de ce qui l’intéresse et qui lui tient à cœur. Du moins au début. C’est pour cette raison qu’elle les fait beaucoup parler d’eux-mêmes : ce n’est pas pour le film qu’ils racontent leurs derniers jours dans leur pays, leur arrivée, etc… C’est elle qui les questionne sur ces sujets car en plus cela leur apprend à s’écouter les uns les autres, à réagir, à s’enrichir des expériences de leurs camarades.
D’ailleurs, cette mixité et ce mélange cultive une ouverture d’esprit très touchante, comme dans cet échange sur les religions...
Totalement. D’ailleurs pour moi ça a été bouleversant de voir Djenabou, qui parle de Dieu comme de son meilleur ami, se mettre à douter et à se poser des questions. Ce n’est pas pour autant qu’elle doit s’empêcher de croire, l’école laïque ne doit pas empêcher ça, mais au moins elle doute. Une possibilité qu’elle n’avait peut-être jamais eu dans son milieu d’origine. Et c’était beau à voir. C’est l’adolescence dans toute sa splendeur, d’éclosion, d’épanouissement… Et ça à tous les niveaux comme la petite Xin qui était renfermée, malheureuse et timide en début d'année et qui à la fin s’ouvre.
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En revanche, la question de la sexualité et de l’éducation sexuelle n’est pas abordée dans le film. C’est un sujet que Brigitte Cervoni préfère éluder pour respecter certaines cultures qui n'en parlent pas ?
Au contraire, ce sont des questions qui sont abordées et qui donnent des échanges assez rigolos. Il y a donc eu des cours sur ces questions, ils ont même évoqué les différences de sexualité dans leur projet de film basé sur la différence. Mais ces scènes étaient moins intéressantes et percutantes que ce que j’ai gardé dans le film. Après ce sont des questions que le film évoque en filigrane, en parlant de la place des femmes, des femmes voilées, de l’excision… Mais je voulais aussi protéger l’intimité des gens. On ne sait pas tout des histoires de chacun.
Le film montre également qu’il n’y a pas d’immigration mais DES immigrations…
On est toujours l’étranger de quelqu’un d’autre… Cette diversité très riche montre que nous sommes tous différents mais surtout uniques. Les gens oublient souvent ça, et ont tendance à systématiser et à stigmatiser les immigrés. Il y a autant d’histoire d’immigration qu’il y a d’immigrés : il y a des histoires d’amour, des histoires de bourgeois, des histoires de parents qui retrouvent leurs enfants, des histoires économiques, des histoires politiques, des histoires personnelles… Il y a de tout. Et il n’y a pas de hiérarchie entre toutes ces histoires : elles sont toutes aussi intéressantes les unes que les autres. Et douloureuses aussi.
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Vous aimeriez retrouver et suivre ces jeunes dans cinq, dix ou quinze ans ?
J’aimerais beaucoup. Sur la plupart des documentaires que j’ai fait d’ailleurs. Dès qu’on s’intéresse à quelqu’un, on a envie de savoir ce qu’il devient. Et sur ce film encore plus, car il y a plein d’avenirs et de trajectoires très ouvertes. Je suis très curieuse du coup. Après, je ne sais pas où j’en serai dans dix ans… On verra. Et en même temps c’est peut-être bien, aussi, de laisser cette réflexion ouverte. Pour que les spectateurs se disent qu’autour d’eux il y a peut-être une Maryam ou une Djenabou, et que le devenir de ces enfants dépend de chacun de nous.
Au final, quel est le fil conducteur de vos documentaires ? Une envie de décrypter les fondements de plusieurs aspects de notre société ?
C’est vrai que les documentaires que j’ai fait tournent autour de structures sociales. L’école de la magistrature, les grands magasins, les classes d’accueil : un système juridique, un système économique, un système d’immigration… Après, je ne vais jamais dans une intimité trop forte : un documentaire étant par définition déjà très réaliste, je reste assez à distance, en observation, car je veux que le spectateur garde une part d’imaginaire. J’aime aussi voir comment les gens sont en représentation : ce qu’ils disent d’eux, ce qu’ils montrent d’eux, ce qui se raconte vraiment entre les lignes, dans les regards… Il y a des choses à interpréter et ça rend tout ça plus complexe et donc plus intéressant. En fiction, je vais plus loin dans l’intimité, plus en profondeur sur les sentiments, sur des choses plus personnelles. En documentaire, j’ai plus envie de découvrir le monde, d’être à l’écoute, d’être un passeur de cette réalité un peu fermée pour ouvrir l’esprit des gens.
Propos recueillis par Yoann Sardet le 7 mars 2014 - Remerciements Jérémie Charrier & Matilde Incerti
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