Allociné : Il se dégage du film une forte sensualité, celle-ci étant associée à une forme de violence.
Nadav Lapid : Cela tient à plusieurs raisons. La première, c’est que le film aborde le thème de la virilité, qui tient une place particulière en Israël, où on a du mal à imaginer un homme qui ne soit pas un soldat. Quand tu as 18 ans, tu vas à l’armée, et tout se mélange : le physique, le sexuel, le politique, l’idéologique… On te juge en tant qu’homme en fonction de tes qualités de soldat (savoir manier les armes, courir vite, être dévoué à la cause...). A Tel-Aviv, il y a des rues pleines de boites de nuit, où les soldats viennent faire la fête quand ils reviennent chez eux le week-end. Ils vident des bouteilles de vodka dans des gobelets en plastique. Mais le lendemain, quand ils se retrouvent sur le terrain, au checkpoint, il reste forcément quelque chose de ce qui s’est passé la veille… Et puis on a un peu l’impression qu’un certain niveau de beauté légitime un certain niveau de violence. La beauté des policiers passe par la force : ils entretiennent leur corps en permanence pour être aptes à l’action -leur action, c'est de tuer. Tout est lié. La virilité est pour moi une clé pour comprendre l’état des choses en Israël : en observant la manière dont les hommes se comportent entre eux et avec les femmes, on peut creuser l’âme israélienne, et comprendre pourquoi il n’y a pas de paix, ni de révolution possible.
Nadav Lapid
Quel a été le point de départ du film ?
C’est le groupe de révolutionnaires qui est au départ du projet. J’avais présenté un court métrage au Festival de Berlin et pendant mon temps libre, je suis allé dans une galerie d’art voir une expo sur les aspects esthétiques de la terreur révolutionnaire, la bande à Baader… En lisant le manifeste, qui concernait le Berlin des années 70, je me suis dit que ça aurait pu être écrit à propos du Tel Aviv des années 2010. En même temps, la lutte intérieure n’a jamais existé en Israël, au contraire : la guerre éternelle avec l’extérieur a créé une cohésion à l’intérieur du pays. J’ai donc fantasmé un groupe qui lancerait un défi à cette valeur de cohésion, qui est dans l’ADN de la société israélienne. Ce groupe a des arguments, car derrière la façade de l'unité, les écarts sociaux se sont creusés, par exemple entre ceux qui gagnent peu et ceux qui gagnent beaucoup. J’ai ensuite imaginé un policier qui pourrait être tenté de comprendre ces gens. Je me suis posé des questions sur ce policier : d’où vient-il ? est-il marié ? à quoi ressemble son salon ? Il me semblait que ce personnage était la clé, à la fois en tant qu’homme privé, et en tant qu’homme qui incarne l’ordre.
Des deux côtés, les personnages sont pleins d'assurance lorsqu'il s'agit de leurs actions (de policiers ou de militants), mais dans leur vie personnelle c'est une autre histoire...
Ce qui m’a frappé en lisant des textes sur les mouvements radicaux des années 70, c’est que les gens qui sont les auteurs des manifestes, et qui sont passés à l'action, sont souvent très jeunes, ils ont une petite vingtaine d’années. Dans ces textes, ils apparaissent très sûrs d’eux-mêmes. Mais à côté de ça, il y a toujours la vie qui pénètre, il y a des histoires d’amour... Dans le film, il y a par exemple cette scène de la lecture du manifeste par la jeune femme : elle est face au leader du groupe, qui est un peu amoureux d’elle. Et quand elle lit la fin du manifeste, lui a sa tête posée sur ses genoux. Donc ça devient aussi un poème d’amour.
Comment as-tu travaillé avec les comédiens, tous excellents ?
Le comédien principal, Yiftach Klein, était déjà dans mon moyen-métrage, La Petite amie d'Emile. Trois ans avant le début du tournage, il s’est mis à la boxe, pour s’imprégner de cette ambiance virile, violente. Parallèlement, on a contacté un vrai policier, combattant dans une unité d’élite, qui a été son entraîneur. Ils sont devenus très proches, Yiftach a commencé à imiter sa manière de bouger, de parler. La plupart des autres policiers sont joués par des non-professionnels, qui viennent de l’univers de la boxe, des arts martiaux. Le plus important pour moi, c’était de faire passer cette intimité qui existe ente les policiers, sans utiliser la parole. Pour les comédiens du groupe de révolutionnaires, le grand défi c’était de savoir : c’est quoi, un révolutionnaire tel-avivien ? Au début des répétitions, au printemps 2010, je les ai emmenés assister à des manifestations contre le mur de séparation. Dans ces défilés, il y a toujours une infime minorité d’Israéliens qui rejoignent les habitants palestiniens dont le terrain a été confisqué par le gouvernement israélien. Et ils se font tirer dessus (avec balles de caoutchouc ou des gaz lacrymogènes) par des soldats israéliens. Les acteurs ont alors ressenti ce que c’était d’être en-dehors de la grande famille israélienne, de la cohésion. Ca a été un choc total pour eux. J'ajoute que, pendant les répétitions et les tournage, il y a eu une séparation sur totale entre le groupe des révolutionnaires et celui des politiciers, ils ne se sont jamais rencontrés jusqu’à la dernière scène.
Le film a été interdit aux moins de 14 ans en Israël, ce qui, vu de France, peut sembler surprenant.
Ce qui est surprenant, c’est qu’initialement il était interdit aux moins de 18 ans ! Cette décision, qui avait été prise par le comité à l’unanimité, a provoqué une vaste polémique en israël. Le Ministre de la culture a alors voulu que le comité revoie le film. Finalement, le film a été interdit aux moins de 14 ans. Dans une interview, un membre du comité s’était justifié en disant que c’était un film ultra-violent, avec des jeunes gens qui kidnappent des millionnaires, et que c’était dangereux car ça pouvait donner des idées à la jeunesse. Donc d’un côté, il avouait que c’était une censure politique, et d’un autre côté, il ne mentionnait pas du tout la violence des policiers… Comme si cette violence policière n’était pas vraiment de la violence. Ce refus est intéressant car malgré ses défauts, le régime israélien laisse une grande liberté : des films très critiques, notamment sur Tsahal, ont été financés et projetés en Israël sans problème. L’idée que les terroristes soient juifs et pas arabes, je crois que ça dérange. Le film est présenté à Paris en ouverture du Festival du cinéma israélien. Au départ, il devait être projeté dans le cadre d’une table ronde sur la représentation d’Israel dans les films. Mais j’ai appris que l’ex-ambassadeur israélien, Daniel Shek, s’y est opposé, car il trouvait le film trop politique. Finalement je ne suis pas invité à cette table ronde, ils pourront donc parler cinéma entre ambassadeurs…
Quel regard portes-tu sur les mouvements sociaux qui se sont produits en Israël il y a un an ?
Ca a été un moment très fort pour moi, car ca a commencé 5 jours après la première projection publique de mon film. On a dit que mon film avait un côté un peu prophétique… Mais l’argument de base des leaders de ce mouvement a été de dire : "Nous sommes les vrais Israéliens, vous avez trahi la tradition israélienne, la famille à l’ancienne...". Ce manque de radicalité explique selon moi l’essoufflement du mouvement. En même temps, l’argument de la cohésion marche encore très fort : plus personne ne parle des mouvements sociaux, tout le monde parle d’une seule chose : la guerre avec l’Iran.
Depuis quelques années, on parle beaucoup du dynamisme du cinéma israélien. Te sens-tu des affinités avec certains de tes collègues réalisateurs ?
Quelqu’un avait fait une comparaison entre les jeunes écrivains français et Israéliens. Il expliquait que le Français porte sur ses épaules toute une tradition, qui est aussi un fardeau (Flaubert, Balzac, Camus…) alors que l’Israélien est convaincu que c’est lui qui décrochera la Lune, il a l’impression d’être sur une île et qu’il est le premier écrivain… C’est un peu pareil avec le cinéma. Il n’y a pas vraiment de dialogue entre les artistes, ce qui est un peu bizarre car on se connait tous personnellement. Tous les réalisateurs israéliens que vous connaissez en France habitent à 10 minutes à pied de chez moi ! On se croise, on se voit dans ds cafés... Juste après mon service militaire, j’ai écrit dans la rubrique sportive d’un hebdomadaire et mon rédacteur en chef était Ari Folman, le réalisateur de Valse avec Bachir. Il y a de très bons films en Israël mais je ne pense pas qu’’on puisse parler de Nouvelle vague, car dans la forme les films sont très différents, par exemple il n’y a rien à voir entre La Visite de la fanfare et Le Policier. Mais il y a une ouverture sur le monde qui n’existait pas auparavant, et qui permet aux réalisateurs isréaliens d’être plus conscients de la forme qu’ils choisissent.
Le lien entre tous ces cinéastes passe peut-être par les acteurs...
Ce qui s’est passé avec les acteurs en Israël est très intéressant. Jusqu’à très récemment, il y avait une seule chaîne de télé, qui ne proposait que très peu de fictions ou séries. Les acteurs faisaient uniquement du théâtre, donc quand ils arrivaient sur un plateau de cinéma, c’était un peu particulier pour eux. Bizarrement, je crois qu’on doit beaucoup à la télé commerciale au niveau des acteurs. Car les comédiens de la nouvelle génération jouent dans toutes sortes de séries. Même si elles sont parfois stupides, ils se sont habitués à jouer devant une caméra. Ca donne des comédiens beaucoup plus naturels, plus à l’aise.
Tu es également écrivain. Comment est venue l'envie de devenir réalisateur ?
Mon envie première était d’écrire. D’ailleurs, je continue. Actuellement, je suis en pleine écriture d’un recueil de nouvelles. Mais c’est vrai que maintenant je me considère avant tout comme cinéaste. Ma mère m'a montré des films depuis mon plus jeune âge, mais c’est quand je suis venu passer deux ans à Paris que j’ai découvert la puissance du cinéma. Deux ans après mon service militaire, j’ai décidé de quitter le pays, je ne voulais plus être israélien (même si ce n’était pas aussi conscient que ça). J’ai choisi de m’installer à Paris, où je connaissais quelques personnes, même si je ne parlais pas vraiment la langue. J’habitais dans un studio minuscule, sans argent, je dépensais tout dans le cinéma, qui était à peu près ma seule préoccupation à l’époque. Parmi les films qui m’ont marqué, il y a la Nouvelle Vague, Godard, Truffaut, et aussi Pasolini. Et puis j’ai découvert à Paris les films de Michael Haneke ou de Carlos Reygadas. Je me revois encore marcher dans Paris, à discuter des films, ou juste à y réflechir. Au bout de deux ans, j’ai terminé l’écriture d’un recueil de nouvelles, en hébreu, qui a été publié en Israël. J’y suis donc retourné, et là, le directeur de l’école de cinéma de Jérusalem m’a proposé d'y suivre des études. J’ai compris pas mal de choses pendant ce séjour en Israël. J’ai compris que ce n’était pas évident d’être un étranger, et aussi que, d'une drôle de façon, j’étais attaché aux problèmes et aux défauts de ce pays-là.
Propos recueillis à Paris le 26 mars 2012 par Julien Dokhan