Jeudi 15 décembre. C'est par une matinée glaciale que nous nous sommes rendu au Cellier Saint Paul, au coeur de Paris. Des caves voûtées médiévales incroyables, qui collaient finalement parfaitement avec l'objet de notre rendez-vous : la conférence de presse organisée par le studio de développement Cyanide et son éditeur Focus Home Interactive, pour dévoiler le jeu de rôle Game of Thrones, attendu pour le premier semestre 2012. Développé sous l'étroite supervision de George R.R. Martin, créateur de la saga, le jeu est de l'aveu même du petit studio français un des projets les plus ambitieux jamais développé chez eux et, de ce que l'on a pu voir lors de la présentation du titre, plutôt prometteur. A cette occasion, nous avons longuement interviewé Sylvain Séchi, responsable de la conception du jeu.
AlloCiné : pouvez vous vous présenter et présenter le studio Cyanide ?
Sylvain Séchi : je suis sylvain Séchi, Lead Game Designer [NDLR : responsable de la conception] au sein de Cyanide, pour le jeu de rôle Game Of Thrones. Cyanide est un studio français qui existe depuis 2000, surtout connu pour sa licence Pro Cycling Manager. Mais il y a aussi chez nous de gros passionnés de jeux de rôle et médiévo-fantastiques, dont je fait parti. C’est notamment pour ça que le studio est allé vers la licence Game Workshop avec le jeu de sport médiéval Blood Bowl, le Hack’n Slash Loki sorti en 2007, le jeu de stratégie Game of Thrones : Genesis, développé dans notre antenne située à Montréal, jusqu’au au prochain jeu de rôle Game of Thrones, entièrement développé dans nos locaux parisiens.
AlloCiné : En parlant de "Game of Thrones : Genesis" justement, pourquoi ne vous êtes vous pas directement concentré sur la sortie du futur jeu de rôle, plutôt que de passer au préalable par la case jeu de stratégie ?
Sylvain Séchi : il y a deux raisons à cela. La première, c’est le temps de développement. Un jeu de rôle, même avec la plus grande passion et motivation du monde, c’est extrêmement long à faire. Il y a de nombreuses mécaniques de Gameplay, une narration très développée et complexe, beaucoup de contenu qui influe sur le nombre d’heures de jeu…Tous ces éléments font que c’est très long à faire et à mettre en place. Le STR [NDLR : jeu de stratégie en temps réel] a été beaucoup plus court à développer. En fait, nous avons lancé en développement les deux jeux en simultané, car l’acquisition de la licence Game of Thrones nous permettait aussi de faire cela. J’ajoute qu’en terme de narration, le jeu de stratégie Game of Thrones : Genesis a aussi son importance. Genesis, c’est comme son nom l’indique la Génèse, soit une période située entre 5000 et 15000 ans avant l’histoire développée dans les livres, et c’est une période qui se déroule aussi avant celle du jeu de rôle que nous développons actuellement. Donc pour nous, il y avait une vraie cohérence à d’abord sortir ce jeu.
AlloCiné : Comment le studio est entré en contact avec George R.R. Martin, l’auteur de la saga "Game of Thrones" ?
Sylvain Séchi : Je pense que ca doit remonter aux alentours de 2004-2005, lorsque Patrick [NDLR : Patrick Pligersdorffer, PDG de Cyanide] a contacté directement George R.R. Martin, en lui expliquant qu’on était de gros fans de son œuvre. Je crois d’ailleurs qu’avant même qu’il l’appelle, on jouait déjà au jeu de plateau et de cartes, on avait lu les bouquins en anglais et en français…Dans notre studio, il y a vraiment une grosse communauté de fans du Trône de fer. On a alors commencé à se renseigner pour voir s’il y avait moyen de travailler sur une telle licence, parce que c’est du médiéval-fantastique, et c’est ce qu’on aime chez Cyanide. Malheureusement à l’époque, la licence n’était pas disponible, car elle était aux mains d’un autre éditeur. Mais on ne s’est pas démonté ! On a rappelé régulièrement, tous les ans, sans succès. Du moins jusqu’à 2008. Cette année-là, on rediscutait encore de la licence et j’ai dit à Patrick : "Vas-y, relances-les encore !", mais il était pas mal découragé à force de relances sans succès. Finalement, on a eu un énorme coup de chance, car on est tombé sur l’agent de George R.R. Martin, qui nous a dit que la licence venait tout juste d’être à nouveau disponible ! C’est comme ça qu’on a réussi à signer.
AlloCiné : Quelle a été l’implication de l’auteur ?
Sylvain Séchi : Il s’est surtout impliqué sur le scénario; ce n’est pas un gros joueur. En fait, cela s’est fait par rapport à la cohérence de l’histoire qu’il a lui-même développé dans sa série de romans. Il faut savoir qu’à l’époque où nous discutions avec lui du scénario du jeu, il n’avait écrit que quatre tomes de sa saga, et travaillait sur le cinquième. Donc il fallait impérativement que ce soit cohérent avec ce qu’il avait créé. Autre chose importante également pour lui comme pour nous : il fallait que ce soit respectueux de la licence. Pour nous, ce n’est pas une vaine expression. C’est pour ça par exemple qu’on est de gros fans d’un jeu comme Batman : Arkham Asylum et Arkham City, parce que ce sont des jeux qui respectent la licence.
AlloCiné : Pourquoi au niveau du scénario ne pas avoir directement pioché dans les romans, plutôt que de travailler sur un scénario original ?
Sylvain Séchi : bonne question, que nous nous sommes d’ailleurs posé très tôt, en début de production du jeu de rôle Game of Thrones. "Est-ce qu’on rejoue l’histoire d’un ou plusieurs personnages des bouquins, ou bien est-ce que l’on créé une histoire originale ?". Jouer un personnage déjà existant, c’est beaucoup plus qu’une mécanique de jeu d’action. Puisque le lecteur connait déjà ce qui se passe, les retournements de situation…Même si nous aurions pu insérer certaines choses, notre marge de manœuvre par rapport à ça aurait quand même été très limitée. En plus, les personnages de la saga des romans font déjà énormément de choses, donc on s’est dit qu’il y avait un vrai risque de faire un jeu beaucoup trop porté sur l’action. Le fait de créer une nouvelle histoire qui s’insère dans l’univers et présente de nouveaux personnages nous donnait donc beaucoup plus de souplesse pour la narration, les twists et autres révélations ; et cela fait pour le coup davantage jeu de rôle. On a quand même mis plus d’un an à écrire le scénario du jeu, et vraiment dans la douleur, notamment parce que George R.R. Martin était très exigeant.
AlloCiné : quelle est la difficulté lorsque l’on travaille sur une adaptation de licence, qui plus est trans-média ? Quel écueil faut-il éviter ?
Sylvain Séchi : la première chose à avoir en tête, c’était l’esprit de la licence. En riant chez nous, on parle de "politique, décès et prostituées". La politique, la maturité sont des éléments qui font qu’on ne s’adresse pas à des enfants. Tout ce qu’on a essayé de conçevoir dans le jeu devait rentrer dans cet esprit. Ensuite, il y avait une considération visuelle, en se posant la question : "dans quoi les joueurs se projettent-ils ?". Rien que pour la représentation du Trône de fer par exemple, il y a eu 30 versions différentes, sans compter celle de la série. D’ailleurs à ce propos, comme elle a cartonné et qu’elle est très respectueuse de l’esprit de la licence, c’est aussi une des raisons pour lesquelles on a signé avec la chaîne HBO, pour reprendre les visuels de certains personnages. J’ajoute aussi que les acteurs de la série doublent (en VO) leurs personnages dans le jeu ; et c’est la même chose pour le doublage français.
AlloCiné : comment s’est passé votre collaboration avec HBO justement ?
Sylvain Séchi : Très bien, vraiment ! En fait, le deal avec HBO s’est fait assez tard en terme de développement. Sur le Design du jeu, cela n’a pas eu de réel impact, sauf sur les personnages de la série ainsi que sur le Design du Trône de fer, que l’on a repris. On a également récupéré toutes les musiques de la série, que l’on a parfois remixé pour qu’elles soient adaptées aux cinématiques du jeu. Vous savez, on a travaillé avec Game Workshop pour le jeu Blood Bowl; une société extrêmement exigeante par rapport à l’utilisation de ses licences. Donc on est pas mal rôdé avec ce genre de processus.
AlloCiné : pourquoi le choix d’incarner plusieurs personnages dans le jeu, au lieu d’un seul comme c’est souvent le cas dans les jeux de rôle, notamment dans Skyrim ou the Witcher 2 pour prendre des exemples récents, ce qui permet peut-être de davantage s’attacher au personnage et à l’histoire ?
Sylvain Séchi : une des grosses spécificités du Trône de fer justement, c’est cette alternance entre les chapitres et les personnages. Un chapitre égale un personnage, et on a les points de vue de chacun d’eux en fonction des situations. Ca c’est une chose qu’on a adoré, et on a cherché à reproduire ça. Dans le premier jet du scénario, on était même parti sur 6-7 personnages, avant de retailler jusqu’à parvenir à deux personnages. Ca nous a ainsi donné la possibilité de mêler leurs histoires respectives justement, et donc de susciter de l’attachement à ces personnages. Un RPG à deux héros, ce n’est pas unique, mais on trouve ça original.
AlloCiné : au fond, à quel public s’adresse le jeu ? Est-ce avant tout destiné aux fans des romans ? Ceux de la série qui n’ont pas forcément lu les romans ? Les fans de RPG qui ne connaissent pas l’univers mais maîtrisent les bases de ce genre de jeu ?
Sylvain Séchi : très bonne question, qu’on s’est posé au début d’ailleurs. On a découpé l’audience en trois paliers. Le premier, ce sont les fans des romans. On fait un jeu tiré d’une licence, donc le plus important ce sont les fans. Ils adhèrent à la licence, donc il faut faire en sorte qu’ils adhèrent au jeu. Une fois qu’on a été certains que ca fonctionnait, on a élargi aux fans de la série TV. Quand la série est sortie, on était à peu près au milieu du développement du jeu. Enfin, on a ouvert le jeu à tous. Quand je dis tous, ce n’est pas dans le sens "Casual", mais les joueurs de RPG. C’est pour ça par exemple qu’on a repris pas mal de mécaniques de Gameplay propres aux jeux de rôle. On a revu pas mal de dialogues aussi, surtout au début du jeu, qui pouvaient paraître trop obscures ou référencés, pour être sûr que toutes les personnes puissent facilement se plonger dans l’univers de Game of Thrones.
Propos recueillis par Olivier Pallaruelo