AlloCiné : "Kinatay" est un vrai polar, mais avec une dimension presque documentaire, comme vos films précédents...
C'est parce que la plupart de mes films s'inspirent de faits réels, qui renvoient à des problèmes sociaux. Mon intention est vraiment de raconter ces histoires pour montrer au public la face cachée de la société. Le point de départ de Kinatay, c'est la confession d'un étudiant en criminologie, qui a été témoin d'un crime pendant qu'il était à l'école de police. Je faisais des recherches pour Slingshot, un film sur des petits escrocs, et j'ai eu la chance qu'un assistant m'envoie ce type. J'ai été très surpris par son récit, c'était extraordinaire. C'est comme s'il racontait son histoire pour la première fois. On pouvait encore lire la terreur sur son visage pendant qu'il parlait.
Kinatay est aussi encore une fois une traversée de Manille...
Je vis au coeur d'une ville très agitée, où il se passe toujours des choses incroyables. Je montre différents aspects de la ville, avec une certaine ironie : la religion, la corruption... Mais il me semble évident que les personnages de mes films sont des survivants, un peu comme les Philippines elles-mêmes. Les gens ont pris acte des difficultés de la vie aux Philippines, ils font avec, et ils continuent d'avancer.
Pourriez-vous tourner ailleurs ?
Ca ne me poserait pas de problèmes, mais je dois connaitre l‘environnement dans lequel je tourne. Je n'imagine pas tourner un film dans lequel je ne serais pas pleinement impliqué. Je dois-moi-même expérimenter d'une manière d‘une autre ce que mes personnages traversent, le ressentir.
Vouliez-vous que le spectateur s'identifie à votre héros ?
Je voulais que le spectateur ressente ce que le personnage est en train de vivre. Je suis bien conscient que c'est beaucoup demander. Mais il me semble que cette participation rend la vision du film plus intéressante que si le spectateur doit juste s'asseoir, regarder le film et l'oublier après. Eprouver cette douleur, ne pas être dans un confort, c'est plus difficile et plus intéressant à la fois, aussi bien pour le réalisateur que le spectateur.
... et pour les acteurs.
Bien sûr, car ils devaient avoir une parfaite compréhension de leurs
personnages. Il m'a fallu leur parler longuement de l'histoire, de la vie des personnages. De toute façon, avec les acteurs, on ne parle pas beaucoup du jeu, on parle de ce que ressentent les personnages, de ce qu'ils vivent.
Quelle type de question vous êtes vous posée concernant la représentation de la violence ?
Je n'ai pas d'idée préétablie, je filme comme je le ressens. A partir du moment où je suis honnête et en paix avec ma conscience, je fais juste conscience à mon instinct.
Une longue séquence se passe dans un van, dans l'obscurité... Les contraintes vous stimulent ?
Bien sûr. Je travaille toujours sous pression. Pour moi, c'est la meilleure manière de tester sa créativité. Concernant ma manière de travailler, je me dis toujours qu'il n'y pas de solution unique. Quand je prépare une scène, j'imagine toujours un plan B, et même C, D, etc. L'essentiel, c'est que ça marche... Vous avez beau être très préparé, très perfectionniste, il n'y a jamais juste un "plan A". A Hollywood, peut-être, mais on est dans un tout autre registre. Dans un pays du Tiers-monde, on ne peut pas faire autrement.
Cette séquence du van est particulièrement éprouvante...
Je voulais que le spectateur ait vraiment l'impression d'être à l'intérieur d'un van, comme le personnage. Il peut donc même ressentir de l'ennui, puisque c'est vrai qu'on n'a rien à faire dans un van. Le spectateur entend juste des sons, ce qui rend l'expérience encore plus dangereuse, car il ne voit pas ce qui se passe à l'intérieur.
La caméra est toujours très mobile dans vos films...
C'est très intentionnel. Les Philippins sont toujours en mouvement, alors que les Européens sont plus dans la psychologie. Aux Philippines, les gens sont plus dans l'action, dans l'interaction les uns avec les autres. En Europe on pense plus à soi-même, on s'intéresse moins aux autres.
Laissez-vous une place à l'improvisation sur vos tournages ?
Oui, une grande place. Peu importe ce qu'indique le scénario, je recherche la spontanéité. Dès que l'occasion se présente, je laisse les acteurs improviser. Par exemple dans Kinatay, il y a une scène où j'ai demandé aux acteurs de chercher le ruban adhésif dans le van. Mais comme ils ne l'ont pas trouvé, ils ont été obligés d'improviser. En fait, le ruban n'y était pas, parce que je l'avais caché ! J'avais menti aux acteurs... De temps en temps, je fais ça, je ne donne pas toutes les instructions aux acteurs... Je crois que le réalisateur doit parfois être manipulateur, pour trouver l'essence de la scène. Idem dans Lola avec cette scène où un personnage tombe dans l'eau, sans que les autres acteurs aient été mis au courant...
Le dernier plan de Kinatay est étrangement optimiste : une mère, un bébé, de la nourriture...
C'est une fin très ironique. Car l'avenir de ces personnages, en particulier celui du bébé, est très compromis. La jeune femme ne sait pas du tout ce qui est arrivé à son mari, mais plus rien n'est comme avant.
La famille apparaît souvent malgré tout comme un refuge dans vos films.
Oui, car c'est comme ça que sont les familles des Philippines : très protectrices. Je viens d'une famille nombreuse, et mes parents auraient aimé qu'on continue de vivre tous ensemble, les maris, les femmes, les enfants, les petits-enfants... Ca a des avantages, car on peut toujours compter sur sa famille en cas de problème, mais la contrepartie, c'est qu'on a plus de mal à être indépendant.
Juste après le très violent "Kinatay", vous avez choisi de réaliser un film plus ouvert, positif, sur la compassion, "Lola"...
Après Kinatay, qui a été éprouvant pour moi, je voulais faire quelque chose de plus émotionnel, montrer des personnages dont je suis plus proche. Je veux montrer aux spectateurs qu'il y a en moi une facette moins sombre. Bien sûr, il y a une forme de violence aussi dans Lola, mais c'est très différent. Et puis il y a encore une dimension sociale, car c'est inspiré d'une histoire vraie. Les deux héroïnes sont des actrices professionnelles, l'une a environ 65 ans, elle est actrice depuis les années 50. L'autre est une brillante prof de littérature, qui a étudié à New York, elle joue la comédie depuis les années 70.
Lola a été présenté à Venise en compétition, mais il ne figurait pas au programme initial. C'était un film surprise. Cette idée vous plaisait ?
Oui, c'était intéressant. C'était vraiment une surprise parce que personne ne s'attendait à ce que je présente un film à Venise juste après en avoir présenté un à Cannes.
Je sais que des gens ont applaudi dans la salle quand ils ont vu au début du film le mot "Philippines". Et puis c'est vrai qu'après Kinatay, le fait que Lola soit un film émouvant a été une autre surprise pour les spectateurs...
On parlait tout à l'heure de pression. Finir son film à temps pour les grands festivals, dont vous êtes un habitué, c'est un autre type de pression...
Ce qui compte avant tout pour moi, c'est de tourner mes films. Les festivals, les récompenses, ça vient après. Bien sûr, quand un grand festival sélectionne votre film, c'est une manière de valider votre travail, et quand on revient dans son pays, ça peut donner envie aux gens de voir vos films. On a très peu de public pour ce type de films aux Philippines. Les gens n'aiment pas se voir à l'écran, ils préferent voir des histoires plus populaires, plus glamour.
Etes-vous d'accord avec l'idée d'une nouvelle vague du cinéma philippin ?
Oui. On l'observe dans les festivals où les films philippins remportent des prix, et pas seulement à Cannes. Je crois que c'est avant tout grâce à la technologie. Le numérique a changé beaucoup de choses. Au moment où j'ai fait Le Masseur, Auraeus Solito tournait L'Eveil de Maximo Oliveros. Ca a été le début de cette vague, ça a donné envie à d'autres réalisateurs de tourner des films pour peu d'argent. C'était un vrai mouvement, tout le monde voulait faire son propre film. Les gens avaient des histoires intéressantes à raconter, des histoires qu'ils avaient dû garder en eux jusque là, parce que tourner en 35 mm coutaît trop cher. Pour moi ce qui compte c'est l'histoire qu'on raconte, ce n'est pas le style, ni la technologie.
La censure a un poids énorme aux Philippines...
Oui, comme dans tous les pays du Tiers-Monde. Le problème, c'est que ça fait partie de la loi. Pour en finir avec cette censure, il faudrait changer la loi. En attendant, je ne peux pas faire grand-chose. Je ne m'auto-censure pas. Du coup, je ne suis pas très chaud pour exploiter mes films commercialement aux Philippines. Je préfère les montrer dans des écoles, dans des facultés, où la censure ne s'applique pas. Dans un pays à 85% catholique comme les Philippines, il va falloir du temps avant que la situation change.
Quand avez-vous décidé d'être réalisateur ?
Je n'ai pas décidé, c'était un accident. Il y a quatre ans, je gagnais bien ma vie en tournant des pubs télé. Et un ami m'a demandé si je voulais réaliser un film sur un masseur pour le marché vidéo. Je me suis dit : pourquoi pas ? C'est vrai que réaliser des pubs, ça peut être
ennuyeux et répétitif au bout d'un moment. Mais à l'époque je ne pensais pas que je ferais d'autres films. Et c'est comme si je m'étais découvert une passion. Où peut-être que j'avais cette passion en moi, mais qu'elle ne s'était réveillée qu'au moment où j'ai tourné ce premier film. Depuis je n'ai plus cessé de tourner. Pour moi, ce n'est pas du travail, je m'amuse. J'ai toujours des idées en tête, c'est comme un work in progress en permanence. Evidemment, après, ça dépend du budget.
Qu'avez-vous appris en tournant des pubs ?
A être organisé. Dans la pub, vous devez être très organisé, car tout est très cadré. Sur mes films, je n'écris pas de storyboard, j'ai appris à tout organiser dans ma tête. Comme je m'occupe de la pré-production et surtout de la production de mes films, ça me donne peut-être un avantage sur d'autres réalisateurs qui n'ont pas cette expérience.
Est-ce vrai que vous vouliez être prêtre au départ ?
Oui, comment savez-vous ça ? (rires). J'étais étudiant dans une école catholique, je n'avais pas beaucoup d'amis. Et puis ma famille était très religieuse. J'étais très proche des mes soeurs, plus que de mes frères, qui voulaient tous devenir prêtres. Je me suis dit " moi aussi, je pourrais devenir prêtre . Puis j'ai changé d'avis et j'ai voulu devenir psychologue, mais je suis arrivé en retard aux examens. Finalement j'ai fait des études d'art et ça m'a mené à la publicité. Là aussi, il y a beaucoup d'ironie : les Philippins sont des gens très religieux et en même temps corrompus. Et ils croient en beaucoup de choses, aux guérisseurs et à tous ces trucs. C'est très intéressant. D'ailleurs, j'ai un projet sur les guérisseurs, qui deviennent presque une attraction touristique aux Philippines. J'ai aussi un projet sur Abu Sayaf, le mouvement musulman du sud des Philippines.
Propos recueillis en octobre 2009 par Julien Dokhan