AlloCiné: Dans "Jerichow", Ali dit sans cesse à Laura qu'il l'aime, comme si cette phrase suffisait à l'attacher à lui.
Christian Petzold : C'est parce qu'il n'est pas sûr de lui. Tous les gens qui disent sans arrêt " je t'aime " ne sont pas sûrs d'eux.
Nina Hoss : C'est pour se rassurer. Ali pense que s'il le dit assez souvent, l'autre va finir par ressentir la même chose. C'est une tentative désespérée, et en général, ça ne marche pas. L'amour partagé, c'est ce qui peut arriver de mieux. Etre aimée comme Laura par quelqu'un qu'on n'aime pas, c'est accablant. Quand quelqu'un vous répète ça tout le temps en vain, ca peut finir par dégoûter.
Autrefois, la priorité pour les hommes était d'être propriétaires. À quoi associe-t-on le bonheur aujourd'hui ?
Christian Petzold : Je crois que les hommes veulent toujours être propriétaires. J'ai été surpris de voir qu'en Allemagne de l'est, où nous avons tourné, il y avait énormément de magasins de bricolage. Ca prouve qu'on entre dans une période de crise, pas seulement financière, mais une crise du système capitaliste : les gens se replient sur ce qu'ils appellent leur terre ou leur maison. J'ai expliqué ça aux acteurs en leur parlant du personnage de Robinson Crusoé. Son histoire est celle du commencement du capitalisme avec les transactions commerciales internationales par bateau. Robinson est un personnage troublé qui vient sur une ile et y reconstruit toute l'Histoire de l'Humanité. Il est agriculteur, il construit une maison et on pourrait même dire que sur ce paradis, il y a une Eve au masculin, qui est Vendredi. Jerichow renvoie à Robinson et à ce désir d'avoir une ile, sur laquelle on reconstruit un monde. Un monde qui nous appartient et qu'on comprend.
Peut-on parler d'un crime passionnel à propos du projet de Laura et Thomas ?
Nina Hoss : La passion est importante tout au long du film. Laura n'a pas vraiment réfléchi au plan en détail, mais quelque chose se produit, un processus déclenché par la passion. Tout à coup, le meurtre paraît être une solution possible et facile. Il faut être sous l'emprise de la passion pour avoir un regard aussi embrumé sur les choses. Elle pense que ça va changer sa vie, elle devient un monstre car elle ne voit plus d'autre possibilité. Je pense que pour Thomas, c'est pareil. Ils sont tous les deux à un point de leur vie où ils ne savent plus comment continuer. Ces deux personnes se rencontrent dans la passion. Ils pensent, comme deux enfants,
que tout serait réglé une fois la troisième personne éliminée, sans réfléchir aux conséquences.
Pourquoi trouvez-vous déprimant que les gens qui gagnent à " Qui veut gagner des millions " veuillent se payer des voitures ou des voyages ?
Christian Petzold : Ce qui me navre, c'est que l'argent est d'abord un objet de désir et ensuite, quand il s'agit de faire quelque chose avec, on pense seulement à ces choses ridicules. Les gens désirent de grandes choses, ont de grands rêves, mais quand ils ont les moyens de les réaliser, ils font des choix de petits-bourgeois. Le capitalisme produit des désirs chez l'individu, mais quand celui-ci peut se les payer, ils deviennent déjà obsolètes. Plus les gens accumulent d'argent, moins ils en profitent. C'est comme l'oncle Picsou : c'est le personnage le plus riche mais aussi le plus ennuyeux. Il ne dépense pas son argent, il ne fait que se baigner dedans.
Quel rôle jouent pour vous les répétitions, au cinéma et au théâtre ?
Nina Hoss : Il n'y a malheureusement pas assez d'argent pour payer quatre semaines de répétitions avant la réalisation d'un film. C'est dommage car je trouve qu'il faudrait avoir assez de temps pour se concentrer et se préparer à un projet. Au théâtre, je peux me pencher sur le texte, mais je ne sais rien sur le personnage. Je veux voir au fil des répétitions comment il se développe. Ce n'est qu'au moment de la première qu'on le connaît, et même là, ce n'est toujours pas fini ! Sur un tournage de film, je ne dispose pas de ce temps et je dois savoir à l'avance ce que je veux raconter avec mon personnage. C'est la différence essentielle.
Non seulement les titres de vos films se limitent à un mot (" Yella ", " Gespenster ", " Jerichow "), mais en plus, les dialogues de vos films sont réduits à l'essentiel...
Christian Petzold : Oui, j'écris d'abord les dialogues et ensuite je raye tout ce qui n'est pas nécessaire. Ca m'exaspère toujours quand des personnages prononcent des dialogues qui semblent avoir été écrits pour plaire aux spectateurs. Je préfère que les gens aient des conversations du genre " Passe-moi le sel " ou " Tu veux une bière ? ". Parfois, il y a beaucoup plus d'amour ou d'hypocrisie dans ces phrases que quand un personnage dit : " J'étais dans un hôpital psychiatrique pendant 15 ans et maintenant je tente un nouveau départ... ". Les individus ne s'expliquent pas, ils s'expliquent seulement quand ils sont interrogés ou quand ils se retrouvent en face d'un psychologue. Les spectateurs ne doivent pas être des policiers ou des thérapeutes à qui s'adresseraient les personnages, mais ils doivent accepter d'entrer dans un monde qui, en fin de compte, n'est pas le leur.
Quel différence voyez-vous entre le travail avec Christian Petzold et avec les autres réalisateurs ?
Nina Hoss : Ce que j'apprécie chez Christian, c'est que c'est un véritable auteur, et qu'il invente ses histoires lui-même. Il sait exactement comment il veut les mettre en scène et il peut transmettre cela à tout l'équipe, c'est un vrai travail collectif. Avec les autres réalisateurs, c'est plus banal, il faut juste livrer une bonne performance. Ca peut aussi être agréable, mais dans ce cas, je n'ai jamais l'impression de créer une oeuvre. Avec Christian, j'ai toujours le sentiment que le film va vraiment avoir quelque chose à dire. Un film dans lequel tu peux te perdre quand tu le regardes et qui te fait réfléchir quand tu en sors.
Propos recueillis en avril par Barbara Fuchs à Paris.