AlloCiné : Est-ce vrai que Steven Spielberg vous a choisie grace aux "Invasions barbares" ?
Marie-Josée Croze : Absolument. Il a également vu ensuite Ararat d'Atom Egoyan. On lui a fait parvenir ce film par agent interposé pour qu'il me voie jouer an anglais.
Vous avez toujours eu un regard assez critique sur Hollywood, à la suite d'expériences assez malheureuses. Cela vous a-t-il fait hésiter cette fois ?
Je ne crains pas Hollywood, mais ils ont une façon de travailler qui me paralyse. Prendre un avion pour faire une série de castings aux Etats-Unis, ça ne m'excite pas. Je n'aime pas travailler comme ça, ça manque d'humain. J'ai eu des expériences... (soupir) Je ne les juge pas, mais simplement ça ne me correspond pas. Je n'ai donc pas envie de m'installer à Hollywood. Travailler avec Steven Spielberg, ce n'est pas du tout la même chose. On ne se pose pas les mêmes questions, parce qu'on a affaire à un monstre sacré, un des plus grands metteurs en scène vivants. Ce qui m'a fait peur, en revanche, c'est la machine : vous êtes un grain de sable dans le désert. Il y a tant de paramètres, et tant d'autres comédiens tellement plus importants que vous... Par exemple, pour moi, ça a été très compliqué au niveau du calendrier : le film devait se tourner un an plus tôt, donc si j'avais attendu après Munich, il y a huit films que je n'aurais pas tournés ! Et puis au bout d'un an, on vous appelle pour vous dire : "Ca y est, c'est reparti, vous allez tourner les deux premières semaines de tel mois". Puis on vous rappelle pour vous dire "Finalement ce sera les deux dernières..." Et ainsi de suite, ça n'arrête jamais de bouger. C'est inquiétant, vous ne savez jamais vraiment à quoi vous en tenir. Ce n'est pas seulement le cas des films américains mais chez eux, c'est particulièrement fou !
Quand Spielberg vous a parlé de votre rôle, vous a-t-il révélé d'autres éléments du film ?
Absolument pas. Je n'ai pas eu le droit de lire le scénario. Quand on s'est rencontrés, on n'a pas parlé du film, ni de mon rôle. Puis j'ai reçu par la Poste les deux scènes que j'allais jouer. Je n'ai pas très bien compris, j'ai donc appelé la directrice de casting qui m'a donné deux-trois pistes. En revanche, je n'ai réalisé l'importance du personnage qu'en voyant le film. Car même sur le tournage, je ne pouvais pas tellement me douter. On y a passé du temps, on a bien travaillé, j'étais bien consciente que ce n'était pas de la figuration, mais les scènes étaient hors contexte. C'est au sein même du film qu'elles prennent tout leur sens.
Est-ce plutôt excitant, ou frustrant, de ne pas avoir de vision globale du film ?
Je m'en fous. J'aime bien ne pas savoir ce genre de choses. Je trouve ça sympa, car on doit être dans le moment présent. En ce moment, je joue au théâtre et c'est drôle, parce que parfois, en entendant mes partenaires jouer, je me dis : "J'aimerais ne pas savoir ce qu'ils me diront dans cinq minutes." C'est difficile quand vous savez ce qui vient après. Là, avec un metteur en scène qui vous met tellement en confiance, cette possibilité de vous abandonner vous donne une certaine fraîcheur.
Après la junkie dans "Les Invasions barbares", la mauvaise mère dans "La Petite chartreuse", vous interprétez encore un personnage assez noir, pas très sympathique...
Je ne vois jamais mes personnages comme étant sympathiques ou antipathiques. Ce sont des personnages qui souffrent, et c'est ça qui m'intéresse : jouer quelqu'un qui est en état de souffrance et qui essaie de s'en sortir. Les gens qui souffrent se rapprochent un peu d'une forme de "divinité", en quelque sorte. Le regard des autres sur ces rôles ne m'effraie pas. Mon travail, c'est d'interpréter la nature humaine dans toute sa complexité, et je ne décide pas : on pense à moi pour un rôle ou un autre. Maintenant, pourquoi pense-t-on à moi pour des personnages plus "souffrants" (sourire), plus étranges ? Ca tient sans doute à ma nature, à ma personnalité : je ne suis pas quelqu'un de consensuel, de lisse, j'ai du caractère. Mais par exemple, cette année, j'ai joué une bonne mère, une mère courage, dans Jacquou Le Croquant, on verra ce que ça va donner. Mais c'est vrai que je joue plus souvent du côté de la noirceur que de la lumière, même si par exemple le personnage des Invasions barbares était aussi très lumineux.
Beaucoup des comédiens francophones de "Munich" sont aussi réalisateurs : Mathieu Amalric, Mathieu Kassovitz ou encore Yvan Attal. Passer derrière la caméra, cela vous tente ?
C'est drôle que vous fassiez ce rapprochement : je ne pense pas à la réalisation, mais c'est vrai qu'avec Spielberg, quand on s'est rencontrés, on a beaucoup parlé de cinéma. Je suis fascinée par le cinéma, c'est pour moi un moyen d'expression extraordinaire. Je ne suis pas une grande spécialiste, pointue, mais je suis une vraie amoureuse du cinéma. Spielberg est comme ça aussi : il connaît tout, il voit tout. Donc je me dis qu'il a peut-être besoin d'acteurs qui ont un regard sur le cinéma, et votre remarque va dans ce sens.
Vous venez de faire vos débuts sur les planches. Qu'est-ce que cette expérience vous a apporté ?
Je ne sais pas, puisque j'y suis encore. Tous les soirs, j'affronte 600 à 1000 personnes. C'est un métier que je découvre, je ne sais pas encore ce que j'en retiendrai. Jouer, c'est jouer, qu'on soit au cinéma ou au théâtre. Simplement, il y a un certain nombre d'aspects techniques à ingurgiter et à digérer. Et puis le rapport au public, c'est quelque chose que je n'ai jamais connu. On est sur scène, on entend des gens qui toussent, qui se manifestent, et on joue pour eux. C'est beau et excitant. Au cinéma, vous n'êtes bien que lorsque vous arrivez à oublier ce qui se passe autour. Et il s'en passe, des choses ! Sans blague. Des fois, vous devez jouer avec un perchman assis sur vos genoux...
Recueilli le 11 janvier 2006 par Julien Dokhan