Naissance
Jean-Pierre Dardenne : Pendant le tournage du film précédent, Le Fils, on a tourné pendant plusieurs jours dans une rue à Seraing. On y voyait régulièrement une jeune fille qui poussait un landau, avec un bébé qui dormait à l'intérieur. Elle le poussait de façon un peu inhabituelle, comme si, sans le savoir, elle voulait s'en débarrasser. Cette image a continué à nous suivre. Il nous semblait surtout qu'il y avait quelqu'un qui n'était pas là, et qui aurait dû y être, au moins de temps en temps. Ca nous a donné envie d'inventer cette personne, le père. Et tant qu'à faire, autant que ce soit un peu difficile pour lui de trouver sa place...
Rituels
L. D. : C'est à travers les gestes qu'ils répètent, et à travers les objets liés à ces gestes, que les personnages de nos films existent. Par exemple, pour Bruno, qui est une sorte de businessman, c'est l'utilisation du portable qui créé un lien avec les autres. Le rituel le plus important, c'est autour du landau : on l'achète, on se promène avec, on le vend... On ne donne jamais d'interprétation psychologique sur les personnages. C'est à travers les gestes que, petit à petit, le spectateur doit sentir qu'une personne est en train de se construire à l'écran.
Généalogie
L. D. : Il y a une généalogie, ou au moins un rapport intime entre nos films. On aime par exemple retourner dans les mêmes endroits : dans la scène de la poursuite, le carrefour est celui de La Promesse, la passerelle aussi. Mais on ne refait pas les mêmes plans, on change la place de la caméra. Revenir sur les lieux nous aide, comme un fleuve qui, en coulant, charrie des alluvions, des cailloux. Et puis ça nous donne des contraintes, ce qui est toujours bon pour la création.
Liberté
J-P. Dardenne : On a beaucoup répété, plus que sur les films précédents. On a demandé à Jérémie [Rénier] et Déborah [François] d'être disponibles dès le mois d'août, alors qu'on a tourné seulement à partir de mi-septembre. Il n'y avait pas d'équipe technique, juste les deux acteurs. Ce sont des répétitions assez libres, on essaie différentes choses, sans épuiser les scènes parce qu'alors on n'aurait plus envie de les tourner. C'est lors de ces répétitions qu'on a senti un jour que Bruno et Sonia étaient là, que les personnages avaient acquis la liberté sur laquelle on allait pouvoir s'appuyer pour construire notre mise en scène.
Tandem
L. D. : Avant d'écrire le scénario, on parle beaucoup tous les deux, on fait un plan de tout le récit. J'écris la première version du scénario, que j'envoie à Jean-Pierre. Il fait ses corrections, ses propositions, puis on écrit ensemble les autres versions. On envoie la sixième ou septième version à Denis Freyd, le producteur, qui nous donne son avis. Cette fois, par exemple, il nous a fait deux remarques essentielles, à propos de points sur lesquels on hésitait. On a toujours 2 ou 3 lecteurs. Puis, pendant le tournage, l'un est à la mise en scène avec le caméraman, l'ingénieur du son, le directeur photo, les acteurs, et l'autre est sur le combo [écran video relié à la caméra]. Et puis on change.
Respiration
L. D. : Dans le film, Bruno attend toujours quelque chose ou quelqu'un. Ca ne nécessite pas de bouger, la caméra devait donc être posée. C'est un peu différent des personnages qui sont dans une énergie, comme Olivier dans Le Fils, qui cherche tout le temps à savoir où est le garçon. Bruno n'est pas dans une énergie, il est ouvert à tout. On souhaitait que le film respire aussi un peu comme ça. Et ce qu'on voulait, c'était suivre Bruno, car on ne sait jamais a priori ce qu'il va faire, ce qui permet de maintenir un suspense.
Lien
Luc Dardenne : On n'essaie pas de copier la réalité. L'abandon d'enfant, c'est une pratique très ancienne. La vente "sauvage", c'est peut-être un peu plus récent. Mais ce n'est pas ce qui nous intéressait : d'ailleurs après avoir vendu l'enfant, Bruno le rachète, si j'ose dire, très vite. Ce qui nous intéressait, c'était de voir comment il allait ou non pouvoir créer un lien avec cet enfant. Au départ, il ne le voit même pas. Littéralement. La question qui allait se poser était donc : l'amour de Sonia, qui est immense, allait-il suffire pour lui faire prendre conscience de la présence de cet enfant ? On a pensé que non, que l'amour ne suffisait pas.
Résonance
L. D. : Bruno vit dans l'immédiateté. Il prend une chose, puis la jette. Or, un enfant est un être vivant, qui a besoin d'une durée. Mais Bruno ne voit pas cela. Nous ne prétendons pas faire une analyse sociologique, mais il me semble que ce comportement entre en résonance avec notre époque : on sent qu'il est difficile de trouver un centre de gravité aujourd'hui.
Filiation
J-P. Dardenne : On aime beaucoup le cinéma de Robert Bresson, parce qu'il est sec, sans graisse, pur d'une certaine façon. C'est une sorte de "modèle", pour employer son expression. Mais si L' Enfant fait penser à Pickpocket, c'est en fait parce que ces deux films ont la même inspiration : l'histoire de Raskolnikov et Sonia dans Crime et Chatiment de Dostoievski.
Bébés
L. D. : 23 bébés ont participé au tournage. On a tourné toutes les scènes avec de vrais bébés, sauf la scène un peu dangereuse sur la mobylette. Là, on a utilisé une poupée londonienne, et comme l'enfant du film s'appelait Jimmy, on l'a surnommée "Jimmy Crash"...
Cannes et nous
J-P. Dardenne : Cannes, c'est aussi important pour nous que Seraing [banlieue de Liège, où ils ont tourné tous leurs films]. D'ailleurs, ici aussi on est au bord de l'eau, même si ce n'est pas la Meuse...
Recueilli à Cannes le 17 mai 2005 par Julien Dokhan