Auteur d'un cinéma à part -qui doit autant à l'humour de Tati qu'à la radicalité de Bresson-, Marc Recha a su en trois films se constituer une place à part dans le cinéma espagnol. Comme L'Arbre aux cerises et Pau et son frère, Les Mains vides, en salles ce 11 février, a été tourné exclusivement en Catalogne. AlloCiné a rencontré ses deux acteurs principaux, le Belge Olivier Gourmet et l'Espagnol Eduardo Noriega, lors de la présentation du film à Cannes dans la section Un certain regard. L'occasion de faire le point sur "une certaine méthode" : la méthode Recha.
AlloCiné : Comment s'est passée votre première rencontre avec Marc Recha ?
Eduardo Noriega : J'ai rencontré Marc Recha au Festival de Pessaro en Italie. Nous nous sommes tout de suite très bien entendus. J'aime beaucoup sa manière de faire du cinéma qui est unique en Espagne et peut-être même en Europe. Mais j'ai aussi beaucoup aimé le scénario : ses scénarios sont très littéraires et donc très plaisants à lire. En plus, quand il me l'a donné, il m'a parlé d'Olivier. Pour moi, c'était une autre bonne raison de faire le film.
Olivier Gourmet : Quand Marc m'a contacté, il ne voulait pas me donner le scénario. Il voulait d'abord me parler. Mais la première rencontre fut houleuse, nous en sommes presque venus aux mains ! Je ne partageais pas sa manière de voir les choses. Avant d'avoir le financement du film, il voulait les comédiens sur place vingt-quatre heures sur vingt-quatre pendant quatre mois. Je comprenais son envie de travailler comme ça, mais moi je ne pouvais pas. On s'est quand même mis d'accord, il m'a envoyé le scénario et j'ai beaucoup aimé le personnage qu'il me proposait car il n'était pas totalement écrit, ce qui laisse beaucoup de liberté au comédien pour l'incarner. J'ai vu ses autres films, L'Arbre aux cerises et Pau et son frère : j'ai tout de suite remarqué que c'est quelqu'un qui a un regard juste, précis et vif sur les petites choses qui peuvent se passer entre des personnages sur un lieu et sur un moment. Il perçoit très bien tout cela et peut le saisir avec la caméra.
Eduardo Noriega : Marc a une façon spéciale de tourner : il cherche la vérité. On tourne sans maquillage, sans coiffure, presque sans lumière, sans script. Tout ce travail devient donc celui du comédien en tant que créateur. Marc cherche une implication totale de votre part. Il veut que le comédien et le personnage soient un à la fin.
Olivier Gourmet : Marc est arrivé sur ce tournage sans aucune certitude, si ce n'est les gens qu'il avait choisis. Il voulait voir ce que cette alchimie entre plusieurs personnes allait donner avec cette histoire-là. Avec d'autres comédiens, le film et les rapports entre les personnages auraient été totalement différents. Car ce n'était pas écrit, tout devait naître. Le scénario était là pour nous aider, pour raconter une histoire en fil rouge. C'était un prétexte pour s'intéresser aux personnages.
Comment avez-vous préparé le film en amont ?
Eduardo Noriega : J'ai d'abord commencé par apprendre le catalan à Barcelone. Après, nous nous sommes réunis sur le lieu de tournage pendant trois semaines. On a répété tout le film avec une caméra vidéo pour travailler le cadre, les mouvements et la place du comédien dans le lieu. Ce qui nous a donné de bonnes informations ensuite pour le tournage. On savait ce qu'on voulait. Le tournage est de ce fait devenu quelque chose de très vivant.
Olivier Gourmet : Durant ces trois semaines, Marc n'était pas totalement disponible pour nous, il devait régler des détails pratiques. Mais je crois qu'en même temps c'était une stratégie de sa part : il voulait qu'on se débrouille seul. Il voulait que les comédiens trouvent d'eux-mêmes l'essence de leur personnage, qu'il y ait beaucoup d'interactivité entre eux, ce qui n'est pas facile quand vous débarquez sur un tournage et que vous ne connaissez pas vos partenaires. A ce niveau-là, le cinéma de Marc est un laboratoire.
Eduardo Noriega : Marc veut que tout le monde participe créativement. Il écoute tout. Il est toujours en train de chercher dans le comédien quelque chose qui va servir au film.
Olivier Gourmet : Il cherchait la création d'une famille. En ce sens, Les Mains vides est un premier film, c'est le film qui va servir de ciment, de base parce qu'à l'avenir Marc a plutôt envie de travailler avec les mêmes personnes. Donc ce genre de travail sera encore plus riche la prochaine fois.
Le film a été tourné à Port-Vendres, un petit village proche de la frontière franco-espagnole. Selon vous, quel rôle jouent le lieu et le décor dans le film ?
Olivier Gourmet : Quand nous sommes arrivés, Marc nous a montré le lieu de chaque personnage. Le décor était plus ou moins installé mais nous étions libres de changer ce qu'on voulait selon ce qu'on sentait du personnage. Chacun devait s'imprégner du lieu où il habitait.
Eduardo Noriega : Pour Marc, le lieu, c'est comme un personnage. Quand on répète, on cherche une sorte de chorégraphie entre le lieu, le comédien et la caméra. Il y a beaucoup de plans séquences pour saisir les relations entre tous ces éléments.
Olivier Gourmet : J'avais trouvé que dans Pau et son frère, l'utilisation du paysage était un peu complaisante. Je l'ai dit à Marc et il était d'accord. Mais dans Les Mains Vides, le décor est actif, il n'est pas là en carte postale, il intervient sur les personnages. Quand on me demande qui je suis, je réponds : "je suis une partie de l'éducation qu'on m'a donnée et surtout une partie de l'endroit où j'ai vécu". Et je pense que c'est vrai pour tous les êtres humains. Dans le film, le lieu est le point commun de chaque personnage qui pourtant sont tous différents. L'un des intérêts du film est d'essayer de saisir ce qui fait ces différences.
Propos recueillis par Yannis Polinacci et Frédéric Leconte